Depuis le début de l’été, la polarisation n’en finit plus d’empirer dans le débat public. La guerre que se font les identitaires et les antifascistes est presque devenue le pain quotidien des médias à sensation qui en sont rendus à faire des gros titres avec des sujets aussi insignifiants que du « trollage » sur les médias sociaux. Il faut dire que les évènements de Charlottesville et le grabuge du Centreville de Québec (le 20 août dernier) ont fortement réchauffé les esprits. Au point où certaines des prestations les plus disgracieuses de cette lutte continuent d’être soutenues malgré tout le mal qu’elles font à la cause. Mais, au-delà des reproches qui vont de part et d’autre, bien peu sont ceux qui semblent avoir conscience du problème politique que comporte le conflit en lui-même. L’antifascisme a eu son importance à plusieurs reprises dans l’Histoire et pourrait bien s’avérer encore nécessaire, mais l’attention excessive effectuée sur les groupuscules d’extrême droite (interprété comme la menace principale et non comme l’un des maillons du problème) est à l’origine d’un blocage d’une lutte des classes qu’ils prétendent pourtant mener.
Les mouvements identitaires actuels, loin d’être issus d’une classe privilégiée[1], sont des groupes avant tout constitués[2] de personnes issues de la classe moyenne en voie de déclassement et de plusieurs pans de la classe ouvrière. Il s’agit donc de gens qui, à l’instar de la gauche, contestent le pouvoir en place et qui ne sont pas du tout insensibles à la question sociale, loin de là! Par contre, les groupes identitaires, comme La Meute, sont des mouvements qui dupent le sens de leur protestation, en leur faisant contester le pouvoir sur de mauvaises bases. Et cela me parait très clair, au nombre d’anciens camarades que j’ai vus se vautrer dans cette voie de garage qu’est le nationalisme identitaire. Parfois par manque de formation politique, mais plus souvent par nihilisme face au déclin du mouvement souverainiste (ils tentent de sauver les meubles quoi !). Enfin, si depuis un bon moment la belle union antilibérale de 2012 avait du plomb dans l’aile, celle-ci est bel et bien morte et enterrée, au plus grand bénéfice du pouvoir en place.
Pourtant, si à une autre époque la lutte antifasciste devait se faire afin de sauver les droits acquis de la société libérale, une analyse objective de la situation du moment démontre aisément que la situation de l’Europe des années 30 et du Québec de 2017 n’a que bien peu de choses en commun. En tout cas, pas du point de vue des forces politiques, car les partis d’extrême droite au Québec sont très loin du pouvoir actuellement. Et quand bien même s’ils l’étaient, comme en Europe, leur marge de nuisance serait considérablement réduite par rapport au monde d’avant 45 où le nationalisme ethnique et l’impérialisme militaire étaient vus comme quelque chose de bien banal en politique. Et cela même à gauche. S’il est vrai que l’extrême droite est en croissance au Québec, ce n’est pas sous une forme directement politique et assumée, comme dans d’autres pays, mais sous la forme d’une nébuleuse qui prend racine dans une situation que le pouvoir en place cultive lui-même. Et ce n’est pas innocent, car le gouvernement libéral à Québec tire un énorme profit de cette situation de guerre au sein des franges de la population qui ne votent pas pour lui. Pour que le premier ministre du Québec, lui-même, se dise « du même camp » que l’extrême gauche antifasciste, celle-là même que Jean Charest et le PLQ traitaient de tous les maux en 2012, c’est qu’il y a quelque chose qui cloche quelque part !
Ce qui cloche n’est évidemment pas une allégeance secrète du PM envers l’anarchocommunisme, mais une stratégie politique du PLQ et de ses alliés pour utiliser la question identitaire contre l’opposition. Comme je l’écrivais à propos de la partielle dans Gouin : « Le pouvoir des forts étant issu du contrôle du capital, il est toujours bien sage de détourner les haines vers l’autre. Surtout si ceux qui se haïssent sont de la même classe sociale. C’est pourquoi des débats sur le voile ou sur la diversité ethnique d’un gouvernement seront toujours préférables à un débat sur l’origine de la dette et l’utilité de la propriété lucrative (l’actionnariat) dans le domaine de la production. » Il est donc évident que le PLQ tire un énorme avantage à ce que le mouvement souverainiste et les diverses composantes de la gauche se fassent une guerre à mort sur la question de l’Islam, des migrants haïtiens et de la commission sur le racisme systémique. Car c’est la question sociale qui est mise de côté par ceux-là mêmes qui devraient la porter. De son côté, le PLQ se donne le beau rôle de l’inclusif chez les fédéralistes de gauche et chez les électorats immigrants, sans pour autant perdre ses appuis néolibéraux à droite. C’est tout bénéfique quoi !
Comme je l’ai indiqué plus haut, la situation s’envenime et la confusion règne chez les identitaires, car la situation des migrants (par exemple) n’est en rien un complot du pouvoir en place, mais une manœuvre opportuniste magnifiquement menée afin de porter l’opposition politique et extraparlementaire vers une voie qui fait le lit de son pouvoir[3]. Le Parti libéral du Québec (PLQ) sait depuis bien longtemps tirer profit du repli identitaire des communautés immigrantes, comme ils n’ont aucun scrupule à manipuler la situation politique des migrants pour son seul profit. Le PLQ utilise le communautarisme et le repli identitaire des immigrants pour canaliser ce vote (via le soutien des élites autoproclamées de chacune de ces communautés) de gens qui sont pourtant eux aussi victimes de la politique austéritaire qu’ils plébiscitent naïvement. Et pour ce qui est des migrants, ils sont clairement utilisés pour faire croire à l’électeur moyen que les gouvernements du Québec et du Canada ont de grands cœurs et sont ouverts sur le monde, alors qu’ils n’ont aucune générosité gratuite à donner. Nous savons très bien qu’ils les abandonneront, comme tous les autres, le jour où les caméras seront pointées ailleurs et le calendrier électoral passé.
C’est dans ce cadre que les groupuscules identitaires comme antifascistes font fausse route dans leurs lubies autodestructrices. Il est aussi exagéré de croire que les libéraux seraient atteints d’une xénophilie pouvant avoir un impact sur les acquis sociaux de petit peuple du Québec, qu’il est absurde de croire que des groupes, aussi infiltrés par les services secrets que La Meute, peuvent être une réelle menace à la sécurité des immigrants. Le conflit sert l’État et le groupe La Meute sera dissout à la minute où il deviendra un réel danger. Et les antifascistes se feront diaboliser et arrêter en masse (comme c’est normalement le cas) le jour où ils cesseront de soutenir le gouvernement et recommenceront à le contester.
Le climat politique a ceci de bon pour le pouvoir que l’électorat est divisé d’une manière qui avantage la réélection d’un parti qui devrait être décrédibilisé depuis longtemps. Le premier perdant sur la scène politique est bien sûr le Parti québécois (PQ), car le fondement même de son projet politique (l’indépendance du Québec) exige un large rassemblement de la population afin d’obtenir une majorité sur la seule base du projet de pays. Le projet est donc nécessairement hasardeux sur l’axe gauche/droite… Cette polarisation accrue est donc une catastrophe pour le PQ étant donné que la fissure idéologique se situe en plein centre de son électorat. Il lui devient donc pratiquement impossible de faire un pas sans faire des mécontents tellement les polémiques actuelles lui sont directement défavorables. De plus, avec la Coalition avenir Québec (CAQ) qui s’est récemment fait le champion du nationalisme culturel, l’appareil de Québec solidaire (QS) qui est en négociation avec Option nationale et la stratégie des calendes grecques de Jean-François Lisée[4], la pertinence du « bateau amiral » du mouvement souverainiste est mise en sérieuse difficulté. Incapable de compenser à sa droite comme à sa gauche et ayant mis de côté son projet principal, le PQ ne peut que perdre des appuis au profit de ses concurrents. Se sachant encore à l’abri de la montée de QS et mettant en place un climat qui placera le PQ et la CAQ comme des partis à sa droite. Le PLQ pourra renouer avec ce plaisant rôle de modérateur centriste, entre les « inclusifs » de QS, jugés immatures économiquement parce que sociaux-démocrates, et les nationalistes de la CAQ et du PQ. C’est donc bien dans ce schéma politique que s’observe le mieux le legs de cette focalisation sur l’identité, l’immigration et les groupuscules d’extrême droite.
Ainsi, avec un débat public centré sur de tels sujets et une gauche extraparlementaire soutenant indirectement les politiques du gouvernement, le projet d’indépendance semble coincé dans une impasse pour un bon moment. De plus, les dernières tentatives de QS à remettre la question sociale au goût du jour semblent elles aussi vouées à l’échec, son électorat étant beaucoup trop occupé à scruter les faits et gestes des personnalités de La Meute pour mettre en place un mouvement de protestation large, comme c’était le cas en 2012.
Comme je l’écrivais dans un média social bien connu : « Se battre pour ses convictions c’est bien, mais se battre pour que la situation sociale s’améliore ce serait encore mieux! Mais cela prend de la patience, du sang froid et une grande dose d’analyse de classes afin de revenir sur la bonne voie.
Le racisme et la violence sont des fléaux qui doivent être traités, mais comme ils existeront toujours, il serait bien qu’ils ne le soient pas aux dépends de la question sociale et écologique.
La situation sociale du Québec était déjà devenue à peu près insoluble, mais bientôt les pauvres seront trop occupés à se battre pour des questions sur lesquelles ils n’ont strictement aucun pouvoir, pour faire ce qui doit être fait, c’est-à-dire s’unir autour d’un projet politique constructif ».
Je crains malheureusement que le mal soit en grande partie déjà fait et qu’il soit probablement trop tard pour remettre les choses en place avant le prochain scrutin. Pourtant, avec un peu de bonne volonté et une grande dose de sang-froid, il serait si facile de reconnaître quelle est la cause de tout ce chaos !
[hr gap= »30″]
[1] Comme celle qui mène actuellement une guerre sans merci à Maduro, au Venezuela.
[2] Je parle des gens de la base, pas nécessairement de ses leaders.
[3] Il faut bien avouer que les militants pro-immigrants ne font guère plus, comme action militante, que soutenir les politiques des trois paliers de gouvernement impliqués.
[4] Et je ne fais même pas mention des tergiversations de l’appareil du PQ qui ne sait plus trop sur quelle stratégie miser (identitaire ou progressiste?).