« La patrie, c’est la vie »

C’est étrange, avoir à regarder le travail d’un ami, d’un camarade de combat, d’un frère. Tellement d’attentes… Est-ce que ce sera à la hauteur? Et aussi tellement de sympathie pour les sacrifices faits par cet ami. Est-ce qu’on en perd plutôt son sens critique? Je ne sais pas. C’était la même chose dans le temps avec Pierre, son père. Tout à coup que le film ne serait pas ce que j’avais imaginé? Tout à coup que… ça fonctionne juste pas? Mais le film commence. Et ça t’emporte. Tu ris, tu pleures, tu réfléchis, tu te sens mieux, tu te sens mal, tu re-pleures. De joie. De tristesse. Ça fonctionne en estie. Pourquoi? Parce qu’il n’y a rien de plus beau et de plus révolutionnaire que de montrer des êtres humains pour qui les mots liberté, dignité, patrie et justice veulent encore dire quelque chose. Mes amis Jules Falardeau et Jean-Philippe Nadeau-Marcoux ont fait un grand film. Pierre doit être fier là où il est. Garrochez-vous voir Journal de Bolivie.

Dans un Québec politiquement mélangé à l’extrême où la gauche s’éloigne chaque jour un peu plus de la nation et où la droite réactionnaire prétend la défendre (au secours!), ce film de Falardeau et Nadeau-Marcoux fait un bien immense. Non seulement on y suit différentes générations de guévaristes sur les traces du Che, mais un montage habile nous présente une palette de militants et d’intellectuels de gauche de différents horizons qui se rappellent de Guevara et qui réfléchissent à son héritage. Et qu’est-ce qui, au fond, unit tout ce monde, de l’anarchiste graffiteur de rue au professeur de l’Université San Francisco Xavier de Chuquisaca à Sucre? L’amour et la défense de la patrie. Comme le dit le Dr Cortez dans le film, « la patrie, c’est la vie ». Patria o muerte. Partout au monde, hormis peut-être au Québec, misère!, on a compris qu’être de gauche dans un pays colonisé ou sous les assauts de l’impérialisme c’est d’abord et avant tout défendre la patrie, la souveraineté nationale, la liberté de la nation, le droit du peuple, la collectivité.

Mais ce nationalisme de libération qui pénètre les sociétés latino-américaines ne veut pas dire repli sur soi ni fermeture au monde, au contraire de ce que tentent de nous faire croire nos salopards locaux quand ils parlent de l’indépendantisme québécois. Pour quiconque vit dans une société sous le joug plus ou moins rude du colonialisme ou de l’impérialisme, être nationaliste, défendre sa patrie, c’est aussi être internationaliste, c’est être progressiste, c’est se battre pour tous les peuples opprimés, pour la suite du monde. « Nous savons que nous ne sommes pas seuls », comme disait le magnifique poème de Lalonde. Le film Journal de Bolivie montre d’ailleurs très bien que telle était la vision du Che, ce qui explique sans doute pourquoi cet homme a inspiré et continue d’inspirer des militants partout dans le monde. Cela ne veut pas dire que Guevara était un saint, loin s’en faut, mais bien qu’il demeure une figure de sacrifice majeure pour la libération des peuples de l’impérialisme yankee.

Le long métrage de nos jeunes cinéastes québécois présente notamment cette célèbre citation de Fidel Castro, dans la préface du Journal de Bolivie du Che, à propos de cet Argentin (Guevara) ayant combattu pour Cuba, pour la libération des pays africains, pour la Bolivie : « Chaque goutte de sang versée sur un territoire sous le drapeau duquel on n’est pas né est une expérience que recueille celui qui y survit pour l’appliquer ensuite à la lutte pour la libération de son lieu d’origine. Et chaque peuple qui se libère est une étape gagnée de la bataille pour la libération d’un autre peuple. ». Et les intervenants présentés dans le film ont très bien compris que cette solidarité entre les peuples qui luttent pour leur libération est nécessaire, puis que porter fièrement son drapeau sur la barricade de la lutte d’indépendance nationale, c’est porter le combat de tous ceux sur la planète qui luttent pour la justice. En effet, le film de Falardeau nous rappelle bien que porter son drapeau en luttant pour sa patrie, c’est aussi porter l’étendard de tous les peuples qui aspirent à la liberté. Il est d’ailleurs très émouvant de voir se peindre, tout au long du film, une magnifique murale à l’effigie du Che près duquel seront aussi peints… un drapeau bolivien et un drapeau du Québec. Œuvre de militants anarchistes, rappelons-le. Disons qu’on n’est pas avec l’extrême-gauche de Concordia (sic) : « Ni patrie ni État, ni Québec ni Canada! » Quand j’entends ça ici… C’est ça, oui : vous irez dire ça aux anarchistes boliviens, pour voir. Z’allez recevoir une couple de coups de pinceau en arrière de la tête, les anarcho-mélangés. Mais bon, c’est pas comme s’ils représentaient quoi que ce soit, revenons plus précisément au film.

À travers tout le périple de ces militants guévaristes qui retracent les dernières heures du Che, ce film a le grand mérite de pouvoir rappeler aux plus vieux militants le sens du sacrifice et l’importance de l’engagement collectif, puis d’amener sans doute des plus jeunes qui n’ont aucune idée de cette époque à s’intéresser à ce temps où il y avait des peuples en lutte solidaires contre l’impérialisme au-delà de toutes leurs différences. Et ce passage de la mémoire d’une génération à l’autre est d’ailleurs au cœur du film. Il est très touchant de voir les plus vieux militants guévaristes emmener avec eux sur la route du Che des plus jeunes qui ne demandent qu’à comprendre l’histoire des luttes de la Bolivie et de l’Amérique latine. Touchant aussi est de voir la cristallisation de l’amitié et de la solidarité entre les militants boliviens et les deux jeunes Québécois qui les suivent pendant toutes ces semaines. Au début, on sent, oui, une certaine distance. Mais c’est tout à l’avantage du film! Plus le film avance, plus les Boliviens et les Québécois partagent cette expérience, discutent, vivent ensemble, et plus on sent l’amitié se tricoter serrée de part et d’autre. Et, à la fin, une consécration de cette amitié et de cette solidarité donne franchement les larmes aux yeux, mais je me garderai de la dévoiler pour le bénéfice de ceux qui n’ont pas encore vu le film.

Puis toutes ces phrases magnifiques que disent tel et tel intervenant sur la liberté, la patrie, le combat politique, la lutte de libération nationale… Il y aurait tant à dire sur ce film tourné avec les moyens du bord à la manière du cinéma direct. La musique? Sublime. De la chanson populaire bolivienne au rap en passant par des chants religieux ou Theodorakis, la trame sonore appuie le montage et nous donne souvent des moments de pure beauté. Les scènes brutes, caméra à l’épaule, nous donnent quant à elles des images qui souvent nous pénètrent de telle façon qu’on se croirait avec ces hommes, ces femmes, sur la route du Che. Avec un travail de colorisation subtil, à mille miles des images sursaturées et déconnectées du réel que nous présentent trop de reporters à la recherche d’exotisme, on se retrouve dans la poussière et l’aridité du pays bolivien. Et c’est magnifique. Des défauts? Il y en a, évidemment, comme dans toute œuvre. Par exemple, il est bien certain que si Falardeau et Nadeau-Marcoux avaient eu un minimum de soutien financier des institutions, certains éléments auraient pu être peaufinés davantage. Mais peut-être que le résultat final en aurait perdu en authenticité. Je ne crois pas, sincèrement, que le film aurait gagné à se rapprocher des formats plus convenus qu’encouragent les institutions.

Alors quoi? Merde aux institutions. Voilà un film qui pèse son poids de larmes, de sueur et de sang, comme aurait dit Falardeau le père. Une œuvre produite sans une crisse de cenne ni d’Ottawa ni de Québec par deux ti-culs partis sac au dos pour deux mois dans le maquis bolivien. À côté de ça, les documentaires de Radio-Canada ou de Télé-Québec narrés par Chose, l’animatrice, ou par Machin-Chose, le comédien professionnel, ça fait pas le poids, désolé. Ah, oui oui, c’est beau, c’est léché, c’est professionnel et approuvé ces documentaires-là. Ça se retrouve aux « Grands reportages ». Ben oui, bien sûr. Ça dérange personne. Le film de Falardeau et Nadeau-Marcoux? Un film de guérilla. Dans la forme et dans le fond. Pas très léché, pas subventionné, pas approuvé. Admirable. Un film beau, fort et subversif. Qui ne passera jamais à Radio-Cadenas. Mais il est encore au cinéma pour quelques jours. Je le répète : garrochez-vous.

 

« Vive ma patrie la Bolivie / Une grande nation / Pour elle je donne ma vie / Et aussi mon cœur

Cette chanson que je chante / Je la porte avec amour / À ma patrie la Bolivie / Que j’aime avec passion

Je la garde dans mon cœur/ Je lui donne mon inspiration / J’aime ma patrie la Bolivie / Comme je l’aime. »

(Traduction de « Viva mi patria Bolivia », chant patriotique bolivien interprété par les protagonistes du film)

 

Pierre-Luc Bégin

 

P.S. Parce que j’ai donné un peu de mon temps pour aider les gars avec le sous-titrage, Jules et Jean-Philippe ont eu la classe de mettre mon nom au générique. C’est un honneur, merci les gars. Fier que vous soyez contents de cette minime contribution. Venceremos.

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