Perspectives fédérales pour une fin de décennie

Les perspectives n’étaient pas réjouissantes au départ et je n’attendais pas grand-chose du scrutin du 21 octobre dernier, mais avec l’arrivée des résultats, j’ai vite réalisé que cette nouvelle conjoncture politique pourrait finalement apporter un peu plus qu’un autre constat sur la division du Canada, mais également quelques opportunités politiques. Même dans un État aussi mal fichu et politiquement bloqué que peut l’être le Canada, il arrive parfois que certaines circonstances favorables se dégagent. Sans exagérer non plus ces circonstances, il est néanmoins important d’en prendre pleinement conscience avant que l’un des deux partis cartels ne soit en mesure de former un autre gouvernement majoritaire. C’est-à-dire, probablement bientôt!

Avant d’aller plus loin, quels sont ces fameux résultats? D’abord, un recul assez prévisible du parti libéral (PLC), qui passe de 184 à 157 député(e)s. En suffrage net, cela représente une baisse de plus de 900 000 voix (8,5%). Montée (également prévisible) du parti conservateur (PCC), qui gagne plus de 600 000 voix pour un total de 121 député(e)s. Enfin, net recul du Nouveau parti démocratique (NPD), qui passe de 44 à 24 député(e)s. Enfin, notable hausse du Bloc québécois et du parti vert qui triplent tous deux leur ancien score et remportent 32 et 3 député(e)s chacun, contre 10 et 1 en 2015.

Ceci étant dit, hormis l’énorme décalage que nous enregistrons entre le soutien populaire et la représentation parlementaire, que représentent ces résultats et quelles seront les relations potentielles entre ces partis?

Le fait majeur est d’abord qu’il n’y a pas de majorité parlementaire, donc pas de semi-dictatures de parti pour 4 ans. Certains parleront probablement d’instabilité politique, mais moi je préfère parler de cohabitation, car il ne me semble pas si aberrant que des parlementaires aient à parlementer un peu leurs politiques dans un «parlement». Ensuite, même si le NPD s’est fait radicalement détruire ses espoirs de remplacer le PLC, (comme le labour a pu le faire, en Angleterre, au début du siècle dernier) il n’en demeure pas moins qu’ils ont maintenant la balance du pouvoir.

Comme les deux partis se partagent une bonne partie du même électorat et que le PLC de Justin Trudeau se la joue «progressiste», il serait logique que le NPD profite de cette conjoncture pour forcer le PLC à respecter un tant soit peu ses prétentions de centre gauche. Une bonne communication sur ce rapport de force pourrait aider à redonner un peu de popularité à un parti qui tombe vraiment de loin. Après tout, ils avaient 103 député(e)s il y a un peu plus de 5 ans! Sans compter qu’une des raisons qui explique le déclin du PLC est justement les promesses trahies en ce qui a trait à ses réformes politiques et environnementales. Enfin, la situation du NPD est particulièrement cruciale, car (dans ces conditions) soit le parti rebondit, soit il se fait avaler par le PLC.

Pour ce qui est du Parti conservateur, disons que la campagne n’a pas été aussi facile que prévu et que ses gains se concentrent dans l’Ouest. Le PCC est pratiquement devenu le parti unique de l’Ouest (hors Pacifique et du centre d’Edmonton). Cependant, leur style de communication passéiste et leurs candidat(e)s, tous plus ou moins semblables à des caricatures de petits entrepreneurs, étaient condamnés à ne pas faire de raz-de-marée hors de leur pays naturel. La baisse des impôts, comme carotte à donner aux classes moyennes, n’est plus aussi séduisante que par le passé, étant donné que cette même classe moyenne n’en voit que rarement la couleur. D’autant plus que leur projet de société basé sur l’exploitation pétrolière ne séduit plus grand monde en dehors de ceux qui en tirent directement profit. En conséquence, malgré les gains obtenus par les conservateurs, ces élections restent tout de même un échec, puisque le parti est maintenu dans l’opposition et ne compte pas vraiment d’allier potentiel.

Pour ce qui est du Bloc québécois, disons que (comme pour le PCC) c’est une victoire qui cache en réalité une défaite. Je m’explique.

Si le Bloc a rebondi, c’est essentiellement pour trois grandes raisons, dont la première est le mode de scrutin maintenu par le PLC, qui a grossièrement avantagé le parti. Pour s’en convaincre, il ne suffit que de comparer son score avec celui du NPD. Le bloc a fait élire 32 député(e)s avec 1 376 135 voix, alors que le NPD en a 24 avec plus du double (2 849 214)! Dans un scrutin proportionnel intégral, le Bloc en aurait eu 26 et le NPD 54. Gageons donc que le parti ne risque pas de trop faire de bruit sur la remise en cause du mode de scrutin, même si la cohabitation pourrait être favorable à cette cause.

La seconde raison est la mauvaise campagne des autres partis. Ils ont tous perdu des plumes au Québec et ce n’est pas sans raison, car aucun des gros partis n’a laissé ses marques, si ce n’est le PCC dans la région du même nom. Le Bloc a rebondi en bonne partie parce qu’il y avait vide à combler. Vide évidemment provoqué par la nullité du NPD et du PLC comme représentant du Québec. Même si la nullité du PLC était connue depuis belle lurette!

Enfin, la raison principale est liée, quant à moi, à la révolution de palais qui a eu lieu en 2018. Révolution que j’ai déjà traitée dans deux articles, mais qui se résume en une prise de pouvoir de l’aile autonomiste sur sa majorité indépendantiste et sur la stratégie d’arrimage à la popularité de la CAQ. Évidemment, l’électorat de la CAQ n’a pas massivement voté bloc, mais on note un bon 40% qui l’a fait. Ajoutons à ce pourcentage une petite partie de l’électorat de Québec solidaire et le gros de l’électorat du Parti québécois et nous arrivons assez bien au résultat obtenu.

Cependant, cette victoire cache aussi une défaite, comme je le mentionnais. Les cris de victoire des militants bloquistes ont certes évoqué le retour de l’espoir après la série de défaites qu’ils se sont tapée.  Mais le mal qui dégrade le mouvement souverainiste est pire que jamais, puisque leur communication s’est justement faite sur un nationalisme très provincialiste. La théorie dite des «intérêts du Québec», cher à Duceppe et aux 7 renégats du printemps 2018, n’est certes pas favorable au centralisme canadien et demeure franco-centrée, mais n’en reste pas moins fédéraliste pour autant, puisqu’elle le fait fonctionner ! C’est d’ailleurs bien ce que rappelle le très fédéraliste Michel C. Auger dans un article où il lève son chapeau à cette stratégie qu’il qualifie de «constructive»!

«Ce Bloc-là ne se souciait pas seulement de compter des points partisans à la période des questions, il était là pour exercer son pouvoir de surveillance du gouvernement. […] C’était un parti formé de souverainistes qui utilisaient cette grille d’analyse dans leur travail de députés au Parlement fédéral.»

Autrement dit, le Bloc, via son travail au Parlement fédéral, démontre qu’un Québec peut aisément faire partie de la fédération, comme société distincte, s’il est bien représenté au parlement. C’est d’autant plus le cas si le Bloc est en mesure d’aller chercher des avantages pour Québec au fédéral. Et comme vous l’avez bien remarqué, la situation de cohabitation actuelle est particulièrement favorable aux revendications du Bloc québécois, puisqu’il est en mesure de bloquer des lois libérales, voire même de faire passer des lois conservatrices[1]!

Disons les choses clairement, l’alignement du Bloc sur la CAQ, de bons résultats parlementaires et une division renforcée sur l’axe gauche/droite (sur le plan provincial) aura tôt fait de creuser la tombe du PQ en 2022. Surtout si les questions identitaires, la lutte contre l’Islam et surtout cette guerre idiote à l’encontre de Québec solidaire restent le cœur des préoccupations péquistes[2]. À moins, bien sûr, que le PQ abandonne la souveraineté comme sa revendication principale et devienne simplement un parti identitaire, comme le souhaite tant les Mathieu Bock-Côté du PQ…

Comme je l’ai rapidement abordé, la conjoncture actuelle, même si elle n’est pas rose pour personne et surtout pas pour le mouvement souverainiste et le mouvement social, est tout de même favorable à ceux qui luttent pour ces causes en dehors du parlement. Je dois préciser ce point, car la députation de tous ces partis est tout sauf fiable!

D’un côté, il n’y a plus d’hégémonie du PLC, donc possibilité de pousser ce gouvernement à faire beaucoup plus qu’il ne le souhaiterait sur la cause environnementale. Le PLC est loin d’être sincèrement écologiste et il est même à douter que le NPD le soit vraiment lui aussi (nous avons le bilan de sa version albertaine), mais un front écologiste massif pourrait faire la différence.

Pour ce qui est de la question sociale, même si celle-ci est institutionnellement bloquée par les champs de compétences[3] du système canadien, la crise économique qui vient pourrait vraiment être dramatique pour les pauvres de l’ensemble canadien. L’effondrement imminent des bulles spéculatives qui se sont créées depuis 2008 pourrait créer une situation de crise très grave. Crise qui risque de pousser l’État fédéral à transférer massivement les dettes privées des multinationales et des banques à charte à l’État. Un tel renflouement de capitaux sauverait peut-être le capitalisme canadien, mais servira aussi d’arme idéologique aux dirigeants provinciaux afin d’imposer des privatisations massives et la précarité que les traités de libre-échange demandent.

C’est pour cette raison que les peuples du Canada devront s’opposer à ces mesures en faisant pression sur tous les partis qui ont des prétentions sociales. Ne doutons pas que tous les parlementaires seront unis dans la votation des futurs plans de sauvetage sans contrepartie[4], mais un front social large pourrait aussi le mettre en échec. C’est pourquoi un gouvernement minoritaire serait plus que préférable dans ce genre de circonstance.

Sans faire l’éloge d’aucun des partis représentés à l’assemblée, il est tout de même possible d’en tirer quelques avantages comme vous voyez, mais uniquement si le peuple suit. Le monde est présentement en effervescence et le Canada semble être l’un des rares pays qui se maintient dans la stabilité. Cependant, ce pays ne vit pas dans une dimension parallèle et les circonstances qui font se lever les peuples partout sur Terre se présentera bien assez vite au Canada et au Québec. La seule question qui reste encore à savoir est si c’est le populisme de droite qui en tirera profit. Et comme celui-ci en est encore à ses balbutiements, il est encore possible de faire émerger une force sociale encore plus grande à sa gauche.

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[1] Souhaitons quand même que cela n’arrive pas trop.

[2] La cause de la souveraineté nécessite l’alliance des partis, groupes et électorats souverainistes. Donc focaliser sur ce qui divise l’électorat souverainiste revient à desservir cette cause.

[3] Les leviers économiques sérieux sont presque tous au fédéral, alors que sa gestion se trouve essentiellement au provincial.

[4] Notamment sans socialisation ou nationalisation de ses actifs.

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