L’adversaire

La réforme des institutions démocratiques est un sujet de discussion à la mode, de ce temps-ci, au Québec. Les gens sentent que le pouvoir réel leur échappe et veulent se donner un meilleur rapport de force en changeant les règles électorales. Or, il me semble qu’ils passent à côté de la question, car, dans le contexte actuel, démocratie veut dire en fait la liberté d’accumuler sans limites de l’argent et des richesses matérielles. Démocratie ne signifie pas la souveraineté du peuple. Notre système ne permet pas aux simples citoyens d’avoir un pouvoir réel. Il leur en donne seulement l’illusion. Tant que les citoyens ne s’aventurent pas hors des balises que leur fixe le grand capital, ils ont l’impression de pouvoir faire des choix. Tant qu’ils ne risquent pas d’obstruer la pompe à fric des exploiteurs, ils peuvent s’exprimer et changer de gouvernement.

Voulez-vous bien me dire, par exemple, pourquoi tant de Québécois, y compris de fervents indépendantistes, considèrent que nationaliser les ressources naturelles serait «extrémiste»? Cette avenue leur est interdite par les dogmes qu’on leur enfonce profondément dans le crâne. Eux qui ont nationalisé avec succès l’électricité il y a 48 ans frémissent d’horreur à l’idée de nationaliser l’énergie éolienne, le pétrole, le gaz, l’or, les diamants, l’uranium ou les autres ressources naturelles. En quoi serait-ce extrémiste? À cause du risque de faire fuir les investisseurs? Pourtant, je me demande bien où ils iront, les investisseurs, pour que d’autres ne leur dament pas le pion. Les ressources ne sont pas comme une usine de textiles; elles ne se délocalisent pas. Et qui dit que des entreprises privées ou des coopératives ne pourraient pas soit recevoir des contrats des sociétés d’État, soit exploiter les ressources conjointement avec elles, moyennant une répartition équitable des bénéfices et le paiement de redevances ne dépendant pas des profits déclarés? J’ai pour mon dire que cette frayeur irrationnelle n’est pas étrangère aux idées que les serviteurs du grand capital essaient de nous mettre dans la tête. Beaucoup de Québécois lisent trop La Presse et subissent trop souvent les prêches de l’Institut économique de Montréal.

Même avec le rudimentaire système électoral actuel, au Québec, les politiciens devraient normalement être capables de travailler dans l’intérêt de leurs électeurs. Un comportement honnête devrait être la norme, tout comme il est la norme dans la population en général. Ni la représentation proportionnelle, ni la démocratie directe ne devraient être nécessaires pour que les politiciens agissent en toute sincérité et adhèrent à des idées porteuses comme la nationalisation des ressources naturelles. Pourquoi ne le font-ils pas? Parce que ce ne sont pas eux qui mènent vraiment. Ils ne sont que des marionnettes ou des représentants commerciaux du grand capital. Peu importe aux marionnettes de ne pas être réélues et d’être détestées par leur peuple, car leurs maitres leur garantissent la réalisation de leur plan de carrière. Au mieux, certains politiciens ont parfois de bonnes intentions, mais craignent de heurter les puissants et s’aplatissent volontairement. On a vu un très bon exemple de ce comportement velléitaire lorsque le PQ a avalisé la construction du centre hospitalier universitaire de l’université McGill, au cout de plusieurs milliards de dollars, juste pour ne pas vexer les arrogants suprémacistes qui refusent d’étudier et de travailler en français.

Les patrons de Jean Charest, qui sont les vrais dirigeants du Québec et du Canada, ont toujours des marionnettes démagogues, mégalomanes ou arrivistes en réserve pour remplacer celles qui sont usées par les scandales. Ils réservent aux marionnettes fraichement sorties de leur pépinière des campagnes de relations publiques savamment et gratuitement orchestrées dans les médias. Ils ont même des partis politiques entiers en réserve. Quand les rouges dégoulinent de boue, on injecte de l’argent dans la caisse électorale des bleus. Les Lucien Bouchard ont toujours un poste bien payé qui les attend quelque part. Peu leur chaut d’être tombés dans l’opprobre puisqu’ils pourront toujours se promener en grosse bagnole.

Si un politicien défend une idée comme la nationalisation des ressources naturelles, il fera immanquablement l’objet d’une campagne de dénigrement par les serviteurs médiatiques du grand capital. Il deviendra un communiste arriéré, un radical, un extrémiste. Tout projet de nationalisation susceptible d’être rentable pour le peuple risque d’amincir le portefeuille des maitres du pays, alors il leur faut tuer l’idée dans l’œuf. Choisir par tirage au sort les membres d’une assemblée citoyenne, comme certains le proposent pour «réformer les institutions démocratiques», ne mettra pas les représentants du peuple à l’abri de la désinformation dans laquelle nous nageons et des autres mécanismes de corruption sortis de certains esprits créatifs. Le grand capital a les moyens d’acheter et d’influencer tout le monde. À mon avis, tant qu’il disposera de ces moyens, rien ne l’empêchera de pervertir le système, quels que soient les changements apportés aux institutions démocratiques. Le problème fondamental ne vient-il donc pas des privilèges exorbitants des riches et de l’immense pouvoir qu’ils en tirent pour mettre la société à leur botte? Comment peut-on vouloir sérieusement la souveraineté du peuple québécois sans même envisager de le libérer de l’emprise du grand capital?

Je me suis rendu récemment dans un village ghanéen à l’embouchure de la grande rivière Ankobra, qui se jette dans le golfe de Guinée. Autrefois, le territoire du Ghana faisait partie de ce que les colonisateurs européens appelaient la Côte d’Or. Le sous-sol y regorge de ce métal précieux. Aujourd’hui encore, de riches minières étrangères exploitent des mines d’or et rejettent impunément du cyanure dans les cours d’eau. Les villageois m’ont dit qu’ils ne pouvaient plus consommer l’eau de la rivière, qui est désormais toxique. Ils m’ont dit aussi que, depuis le début de l’exploitation de la mine, leur situation économique ne s’était pas du tout améliorée et que leurs dirigeants politiques ne semblaient pas s’en préoccuper. Je leur ai répondu qu’au Québec aussi, les gens se font piller leurs ressources naturelles par des entreprises qui polluent allègrement, ne paient pas de redevances et laissent à l’État le soin de décontaminer les sites aux frais des contribuables. Mes interlocuteurs ghanéens sont demeurés incrédules. Comment une société supposément riche, instruite et développée peut-elle tolérer de se faire piller ainsi?

Pour moi, la réponse est simple: nous nous méprenons sur l’identité de l’adversaire, ce qui nous amène à donner de grands coups d’épée dans l’eau. Nous prenons les marionnettes qui nous divertissent pour le marionnettiste. Nous laissons les vrais maitres gouverner tranquillement, depuis l’arrière-scène. Nous ne remettons jamais en question leur droit divin à l’opulence. Leur liberté est notre servitude.

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