Les crises climatique et de la biodiversité chamboulent la lutte sociale

Impertinente capsule estivale # 4

L’essai d’Andreas Malm « Révolution dans un monde en réchauffement: leçons des révolutions russes et syriennes » publié dans Socialist Register 2017 et tout juste traduit en français par ESSF convainc de l’importance cruciale que le facteur climatique joue dans les luttes sociales y compris leurs substantifique moelle, les révolutions. Comment la sécheresse millénaire moyenne-orientale débutant avec des hauts et des bas dans les années 1970 et qui a atteint son paroxysme en Syrie de 2006 à 2010, faisant refluer plus d’un million de paysans dans les périphéries délabrées des grandes villes et contribuant à la hausse des prix alimentaires, n’aurait-elle pas été un facteur du soulèvement de 2011. Ce n’est pas un hasard si le soulèvement syrien, contrairement à ceux tunisien et égyptien, n’a pas surgi du centre de la capitale mais d’une ville de moyenne importance pour s’étendre ensuite aux périphéries des grandes villes.

Franz Broswimmer dans « Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces » (Verso, 2002 et Argone, 2010 pour la traduction française), brosse le tableau des développements historiques ayant mené à la sixième grande extinction où « la fréquence de l’extinction d’espèces au siècle passé [XXiè] est au moins mille fois plus grande qu’avant l’apparition de l’homme ». Pourquoi ? Citant Walter Benjamin : « Au lieu d’user de la technologie pour rendre la Terre habitable, la guerre impérialiste l’emploie pour la destruction […] … la soif des profits des classes dirigeantes cherche à s’y étancher… [… L’homme] fait [de la nature] un objet de consommation. L’auto-aliénation de l’humanité a atteint un tel degré qu’elle peut vivre sa propre destruction comme un plaisir esthétique de premier ordre. » De sorte que, pour citer Eric Hobsbawm, « [n]ous nous sommes adaptés pour vivre dans une société qui est, selon les normes de nos grands-parent [ayant vécu avant la Première guerre mondiale], ‘‘non civilisée’’ ».

La crise climatique et celle concomitante mais différente de la biodiversité ne relèvent pas du champ des contradictions au sein des rapports sociaux mais de celui des contradictions de l’humanité vis-à-vis son milieu naturel, devenues paroxysmiques en ce XXIiè siècle. Sauf que ces crises n’ont rien de naturelles mais originent d’une humanité dominée par le capitalisme qui a fait son temps. Dans sa décadence, le « capitalisme pur » dévore sa matrice vitale entraînant l’humanité à sa perte. Plus que jamais, dans la sphère de la production le travail abstrait se déconnecte du travail concret tout comme le cycle de reproduction du capital se découple de la production de marchandises et l’économie de la politique confinée à la gouvernance. Les crises climatique et de la biodiversité s’inscrivent sans vergogne dans les rapports sociaux même si elle ne peuvent agir que comme moteur d’appoint, malgré leur importance cruciale, dans le champ politico-social où n’interviennent que les rapports humains.

Les enclosures du capitalisme émergeant ont enclos la pensée des Lumières

Cette contradiction était présente dès l’époque de la formation du capitalisme comme Andreas Malm le fait remarquer à propos de l’influence du « petit âge glaciaire » sur la crise de l’empire ottoman au début du XVIIiè siècle. Franz Broswimmer rappelle qu’à la même époque, où s’imposait le capitalisme marchand, « l’échange colombien » fut une catastrophe tant pour la faune et la flore des Amériques et de l’Océanie que pour ses aborigènes, que la traite des fourrures de la Scandinavie à l’Amérique du Nord en passant par la Russie fut une hécatombe pour les animaux à fourrure, que la chasse à la baleine tant dans l’Atlantique que le Pacifique pour obtenir leur « pétrole » faillit les anéantir et, last but not least, « le massacre général du bison fut ‘‘une stratégie militaire consciemment élaborée pour enfermer les Indiens dans leurs réserves’’ »

C’est à cette époque que s’étendent à un niveau planétaire ces catastrophes environnementales qui n’étaient auparavant que régionales. Pendant que le centre capitaliste en formation se mettait à piller sa périphérie devenue mondiale, en son sein s’achevaient les enclosures des terrains communautaires « altérant ainsi fondamentalement les relations économiques entre les populations et leur environnement naturel… » ce que prolonge aujourd’hui la dépossession néolibérale des terres ancestrales comme des biens communs. Idéologiquement, la nature en venait à se réduire au statut de marchandise donc à un capital. « Les Lumières voyaient la nature comme un monde mécanique et mort, ce qui permet de considérer les écosystèmes et leurs êtres vivants comme de simples ressources pour satisfaire les besoins humains. […] Pour comprendre les ‘‘lois’’ qui gouvernent les comportement des minéraux, des plantes et des animaux, il faut les extraire de leurs milieux par des manipulations techniques. »

La contradiction écologique est imbriquée avec celle sociale dès les origines de la civilisation

Cette revisite, selon Franz Broswimmer, nous ramène à la fin du paléolithique quand l’humanité fut parvenue au niveau technologique et d’organisation sociale suffisants pour faire disparaître une grande partie de la mégafaune. La crise alimentaire en résultant ouvrit la porte à la révolution néolithique qui fit disparaître maints habitats naturels. La nouvelle organisation du travail « à la sueur de son front » nécessitant la coercition entraîna la hiérarchisation sociale que permettait la sédentarisation d’où les greniers dans les villes sous le contrôle des rois-prêtres protégés par des guerriers. Le « despotisme oriental » n’occasionna pas de gain de productivité, si ce n’est à cause du massacre préalable de la mégafaune, et encore moins d’amélioration des conditions de vie par rapport à l’époque antérieure. Était nécessaire, cependant, une productivité du travail au-delà du niveau de subsistance. C’est ce que devait assurer le consentement religieux et la contrainte guerrière. Ainsi pouvait-on nourrir les classes dominantes, la main d’œuvre pour construire des infrastructures dont celles d’utilité idéologique, et, last but not least, la soldatesque.

Ces nouvelles sociétés agricoles hiérarchisées en classes sociales ne purent survivre que grâce à une logique guerrière écologiquement dévastatrice. « Les cités-États de la Grèce antique préfigurent les démocraties modernes et assurent la tranquillité intérieure en menant des politiques impérialistes et expansionnistes [… ayant] de graves conséquences écologiques. […] On maxime la production en augmentant la productivité des terres agricoles ou les surfaces cultivées. Accroître la superficie cultivée conduit à défricher des zones boisées, à assécher des marais, et à mettre en culture des terres marginales sensibles à l’érosion… ». Théophraste d’Eurasie, biographe d’Aristote, lie la « déforestation à la diminution de la pluviométrie ». « La disparition de cette végétation luxuriante [sur le territoire maya] fut la cause principale du changement climatique qui suivit [une sécheresse entre 800 et 1000, peut-être la pire depuis 10 000 ans].

L’esclavagiste et patriarcal empire romain couronna la civilisation antique. « Plus d’un quart de la population mondiale [vivait] sous l’autorité des Césars […] Sous cet Empire la déforestation causée par l’agriculture s’étend également des collines de Galilée jusqu’aux monts Taurus de Turquie jusqu’à la Sierra Nevada espagnole […] L’Empire romain est très certainement responsable de la plus grande extermination de grands mammifères depuis l’extinction de masse de mégafaune au pléistocène. » En conséquence, « [l]es terres les plus fertiles de l’Antiquité […] figurent maintenant parmi les régions les plus pauvres du monde. » (À noter que la grande sécheresse d’il y a 4 200 ans qui a contribué à la fin de la civilisation de l’Indus et à celles sumérienne en Mésopotamie et de l’Ancien empire égyptien vient d’être classée comme le seuil de la dernière période de l’Holocène.)

L’échec tragique du XXiè siècle à résoudre en ce siècle sous peine de périr

L’humanité, au XXiè siècle, surtout dans sa première moitié, a magistralement raté l’occasion de mondialement renverser la globale domination du capital une fois qu’il eut déployé sa barbarie, déjà testée contre les peuples coloniaux, lors des guerres mondiales. « L’histoire de la guerre industrielle moderne est l’histoire d’un passage d’une guerre limitée à une guerre illimitée, ou ‘‘totale’’ [… ce dont témoigne le] visage brutal de l’humanité par l’acceptation tacite de la guerre biologique et chimique, pour ne rien dire des armes nucléaires. » Après la Deuxième guerre mondiale, son Holocauste, son Hiroshima et son carpet bombing, la Corée du Nord fut complètement rasée par les bombardements étasuniens sous protection de l’ONU avant qu’à ce même type de traitement se superpose « les épandages massifs d’éco-toxines dès le début des années 1960 sur tout le Vietnam ». Puis vint l’état de guerre permanent de la guerre froide et son cortège de guerres chaudes dans sa périphérie. Depuis le début de ce siècle, en ont rajouté tant la guerre permanente anti-terroriste adossée à celles irakienne et
afghane et les guerre syrienne, yéménite et libyenne que la relance de la course des armes nucléaires.

L’humanité a abandonné la direction des affaires au capitalisme pour le prix consolateur d’un plat de pacotille pimentée à l’obsolescence programmée. À l’image du capital régi par la loi d’airain de la concurrence, le régime de consommation du capitalisme néolibéral croît lui aussi à l’infini pour satisfaire d’imaginaires besoins inculqués par le marketing et facilités par le crédit sur fond d’aliénation au travail, assujettissant dorénavant jusqu’à l’esprit, auquel répond dans la cité l’atomisation sociale. Ses gargantuesques forces de production s’approprient et orientent sciences et technologie de sorte qu’elles se convertissent en forces de manipulation et de destruction, au-delà de la propagande et de l’armement, jusqu’à la consommation ostentatoire et les fake news. Cette agonie du capital qui n’en finit plus a fait franchir à l’humanité le seuil de l’Holocène à l’Anthropocène posant la question de sa survie. La civilisation capitaliste tombera-t-elle dans le même piège que celui marquant la fin des civilisations antiques soit l’intensification de leurs contradictions pour approvisionner tant les armées plus nombreuses que du pain et des jeux pour les populations désemparées ? Rappelons-nous que les nénuphars croissant à un taux de 100 % n’avaient couvert l’étang qu’à moitié au bout de 49 ans !

Au prolétariat d’abattre ses cartes avant de crever de chaleur ou dans des guerres chaudes

Les phénomènes naturels humainement médiatisés et contextualisés ont joué un rôle déclencheur et amplificateur lors des grandes révolutions française et russe comme Andreas Malm le fait remarquer à propos de la révolution bolchevique. Leurs famines y ont mobilisé les femmes qui ont entraîné à leur suite tout le prolétariat et tout le peuple. La portée de cette dialectique (pré)-féministe / (pré)-écologiste ne retient pas généralement l’attention des analystes de ces révolutions :

« La famine n’est plus seulement le résultat des saisons, un phénomène naturel; ce n’est ni la pluie ni la grêle. C’est un fait d’ordre civil : on a faim. De par le roi. […] On affirmait que plusieurs, au 20 juillet [1789], ne mangeaient pas depuis trois jours. Parfois, ils se résignaient, mouraient, sans faire mal à personne. Les femmes ne se résignaient pas, elles avaient des enfants [souligné dans l’original]. » (Michelet, Histoire de la révolution française, Bouquins, 1979).
« Célébrations et événements à travers l’empire ont marqué le 23 février [1917 – 8 mars au calendrier occidental], exigeant des droits pour les femmes et applaudissant leurs contributions. Dans les usines de Petrograd, les radicaux ont fait des discours sur la situation des femmes, l’iniquité de la guerre, le coût de la vie impossible. Mais même eux ne s’attendaient pas à ce qui se passerait ensuite. À la fin des réunions, les femmes ont commencé à se répandre dans les rues en criant pour le pain. […] remplissant les larges rues en croissantes foules énormes, se précipitant vers les usines et appelant les hommes à les rejoindre. […] Tout compte fait, marmonnait la police, elles étaient ‘‘exceptionnellement têtus’’ ». (China Miéville, October, Verso, 2017, ma traduction)

Aujourd’hui, l’on commence, à peine, à prendre en compte l’influence grandissante des extrêmes climatiques pour comprendre le développement des contradictions sociales. Mais on ignore généralement l’influence de l’augmentation des canicules sur les conditions de travail, comme le note Andreas Malm – ce n’est qu’une minorité de prolétaires qui travaillent à l’air conditionné – et sur les conditions de vie car la chaleur intense tue et rend malade ce que notent davantage les femmes lestées socialement des soins. Les conditions objectives pour une prise de conscience prolétarienne de la crise climatique sont dorénavant réunies tout comme ils le sont depuis un bon moment, concernant aussi la crise de la biodiversité, pour le paysannat et les peuples aborigènes. Autrement, l’intensité calorifique contribuera à la montée raciste et sexiste déjà bien en marche ce qui dégénérera en guerres chaudes de tous contre toutes.

Posted in chroniques environnement, Journal Le Québécois.