Le couple traditionnel canadien

 

Petite revue de presse commentée

À Hubert Aquin

 

Les métaphores et, a fortiori la littérature, n’en déplaise à Guy Demers, auteur du célèbre rapport visant à détruire ce qui reste des visées humanistes du cégep, et aux libéraux qui aimeraient lui voir occuper la portion congrue des études collégiales, ont une utilité en ce qu’elles révèlent au grand jour ce qui auparavant demeurait latent et caché. En ce sens, il est étrange qu’aucun sémioticien ou universitaire patenté ne se soit aperçu que le Dominion of Canada épouse la structure d’un couple traditionnel.

Le Québec – ou plutôt la Belle Province – patrie féminine par excellence où règnent en maîtres la culture et les beaux paysages, mais aussi contrée gangrenée par une corruption et une pauvreté atavique qui la rendent dépendante du Canada – représente bien entendu l’épouse; the Rest of Canada (ROC) est le mari, un époux, certes autoritaire, mais responsable, travaillant[1] et détenteur des cordons de la bourse. En ce sens, on lui doit une obéissance inconditionnelle et les décisions financières importantes lui reviennent comme l’écrit le professeur de droit Dwight Newman : « Être membre de la fédération canadienne impose d’accepter le rôle décisionnel du gouvernement fédéral ou de l’autorité désignée (Office national de l’énergie — ONE —, dans ce cas) dans un dossier comme celui d’Énergie Est. Newman reconnaît que certains subiront des impacts négatifs à cause du projet, mais on n’arrête pas le développement d’un pays au nom du principe du « pas dans ma cour » » (Le Devoir, 6 décembre 2014).  Autrement dit, il se peut que l’épouse ait à souffrir des projets du mari, mais au moins, et c’est le plus important, la structure de la famille traditionnelle aura été respectée.

L’épouse traditionnelle se cantonne dans la sphère de l’intimité ; elle émet peu ou pas de commentaires quant à la gestion du budget et elle ne contredit que très rarement son époux : « Malgré l’absence d’informations scientifiques et « pour des raisons inexpliquées », ajoute la Cour, le ministère [de l’environnement] a délivré le certificat d’autorisation à TransCanada. […] M. Heurtel n’a pas jugé bon intervenir plus avant : « Je ne m’immisce pas dans des processus administratifs. Il y a des normes qui doivent être suivies, et ce n’est pas au ministre de s’immiscer dans les processus administratifs » » (Le Devoir, 25 septembre 2014).

Le ministre Heurtel est à l’image même de la femme traditionnelle : discret, il pose peu de questions, il intervient peu et, comme son mentor Philippe Couillard, il se montre reconnaissant envers les largesses libérales de son époux canadien : « Le gouvernement fédéral dépense 16 milliards de plus qu’il ne perçoit au Québec et […] une grande partie de cette richesse provient de l’exploitation des hydrocarbures dans l’ouest du pays [2]», a déclaré le premier ministre à l’Assemblée nationale (Le Devoir, 26 septembre 2014). Contrairement, à ce que pourraient dire les méchantes langues féministes, la cellule familiale traditionnelle est un gage d’équilibre et chacun des époux y trouve son compte : le mari assure les besoins des enfants et de la femme, et, en contrepartie, cette dernière cède, il est vrai, une grande partie de son indépendance : « Dépendant de la richesse produite par les provinces comme l’Alberta, le Québec doit contribuer à l’économie canadienne en laissant transiter sur son territoire le pétrole des sables bitumineux, estime Philippe Couillard » (Le Devoir, 26 septembre 2014). La femme doit toutefois apprendre à vivre sous la menace de perdre les avantages pécuniaires qu’il y a à avoir pour conjoint un homme fortuné : « Je suis convaincu que les maires de la région de Montréal vont poliment rembourser leur part des 10 milliards de paiements de péréquation auxquels l’ouest du pays a contribué[3] » (Brad Wall, premier ministre de Saskatchewan, 21 janvier 2016).

Pendant que l’homme travaille d’arrache-pied pour subvenir aux besoins de la famille, la femme s’occupe des enfants et du foyer, mais une fois qu’elle a achevé ses tâches ménagères, elle jouit de plusieurs heures de liberté pendant lesquelles elle peut se détendre et vaquer à ses loisirs. Le mari étant souvent absent du domicile pour des raisons professionnelles, elle a la chance merveilleuse d’entretenir une relation intime et privilégiée avec l’animal domestique : « Le ministre David Heurtel adopte un béluga » (Le Devoir, 21 novembre 2014).


L’épouse sauvée par l’époux

Il est clair que l’union du Québec et Canada se fait au profit du premier. En fait, le Canada n’expulse pas le Québec hors de ses frontières uniquement par bonté d’âme et surtout afin que le cinéaste Denys Arcand puisse skier dans les Rocheuses sans être ennuyé par des contrôles douaniers. La Belle province, pauvre, extrêmement endettée et aux prises avec de pathologiques obsessions identitaires qui flirtent avec le racisme et la xénophobie est un poids, un fardeau, que dis-je, un boulet pour le Canada. Mais l’époux a bon cœur et exerce une influence salutaire sur le Québec. Sans son aide, le Québec court assurément à sa perte : « Imaginez que quelques milliers de voix se soient déplacées en 1995 et que les séparatistes québécois aient gagné leur référendum. Aujourd’hui, le Québec approcherait du vingtième anniversaire de son indépendance. Que serait-il devenu ? Un petit pays profondément endetté, coupé du flux des subventions fédérales, à l’économie faible et dominée par l’État, une société corrompue des pieds à la tête tentant péniblement de survivre au milieu d’économies beaucoup plus importantes et performantes ne prêtant aucune attention à ses inquiétudes culturelles » (Kelly McParland, National Post, 18 juin 2013).

Si vous aviez une épouse comparable à celle que le Canada doit endurer tous les jours, il est certain que vous auriez divorcé depuis belle lurette, mais la générosité, l’abnégation et le sacrifice du Canada sont si grands qu’il demeure avec le Québec, car il sait pertinemment que la province, cette pauvre démunie, ne survivrait pas s’il n’était pas là pour subvenir à ses besoins.

Il faut cependant mentionner que l’époux n’accepte pas toujours le comportement déréglé et pathologique – hystérique dirait Freud – de son épouse. Combien de fois l’époux lui a-t-il demandé de changer ? Sans succès, il faut le dire. Les comportements autodestructeurs du Québec s’expliquent par un tempérament inné et des atavismes trop profonds pour pouvoir être modifiés facilement : « Les cultures politiques saines sont marquées par la compétition : les résultats sont imprévisibles […] et ni la victoire ni la défaite ne sont jamais bien loin. Mais la tendance, en politique fédérale, pour les Québécois de donner leur appui à un parti ou un autre en bloc[4] – et l’importance démesurée de la province, par conséquent, pour décider du résultat des élections – a donné lieu à un ensemble particulier de pathologies » (Andrew Coyne, Maclean’s, 24 septembre 2010). Il est vrai que les résultats de la dernière élection fédérale étaient extrêmement prévisibles au Québec et que tous les commentateurs politiques avaient vu la déferlante orange bien avant le jour du vote, il est vrai aussi que l’Ouest du Canada vote beaucoup moins en bloc que le Québec :  l’Alberta, par exemple, est très nuancée dans son appui aux Conservateurs et son comportement électoral a toujours réservé bien des surprises !

« Dans les cultures politiques saines, poursuit Coyne, la politique est au moins superficiellement à propos des différences idéologiques. Mais là encore, ce n’est que de la politique : ce n’est pas la guerre. Mais pour les cinq dernières décennies, ce que les Québécois appellent « la question nationale » a plus ou moins remplacé les débats idéologiques normaux au niveau fédéral, provincial et municipal. »

La question nationale est donc une pathologie dont il faut se guérir. Bien sûr, le Parti libéral du Canada a dépensé cent millions de dollars auprès de compagnies qui lui sont affiliées politiquement pour acheter le vote des Québécois, mais il faut comprendre que le parti dirigé à l’époque par Jean Chrétien n’est pas le premier responsable du scandale des commandites, la faute réside plutôt dans cette tendance « malsaine » – décidément Coyne aime beaucoup ce mot ! – des Québécois à s’obséder pour des questions identitaires existentielles : « Selon plusieurs observateurs tant à droite qu’à gauche du spectre politique, les obsessions existentielles du Québec se sont faites aux dépens d’une véritable transparence et d’une véritable responsabilité », écrit avec beaucoup de subtilité Martin Patriquin dans son célèbre article « Quebec : the most corrupt province ». J’aimerais ici ouvrir une parenthèse. Il faut admirer la clairvoyance et les indéniables talents divinatoires de Patriquin : sans aucune donnée statistique, sans le moindre chiffre, avec seulement quelques faits et anecdotes glanés ici et là, il est capable de démontrer que le Québec est la province la plus corrompue au Canada un peu comme Roger, mon homme à tout faire, sait tracer une ligne droite sans règle ni compas. Pour en revenir à nos moutons de Québécois, il faudrait donc que les fédéralistes et les souverainistes cessent de se déchirer (lire : il faudrait que les souverainistes cessent d’exister) et on vivrait enfin dans une culture politique saine, on cesserait de se chicaner, on parlerait des « vraies affaires » et on pourrait enfin mettre un peu de pain sur la table[5].


La vénération de la belle-mère

Au sein de la famille traditionnelle, la femme, l’époux et les parents de l’époux vivent sous un même toit. L’épouse doit obéissance et respect à sa belle-mère ; il est donc naturel que celle-ci ait droit à un traitement royal : « L’an passé, selon les comptes publics, les dépenses totales de la gouverneure générale avaient atteint près de 16 millions, dont le traitement non imposable de la titulaire du poste (103 975 $) » (Anne Pélouas, La Presse, 8 avril 2002). « En 2007, les vérificateurs généraux du Québec et du Canada avaient conclu que Mme Thibault [ancienne lieutenante-gouverneure du Québec] avait réclamé 700 000 $ de dépenses injustifiées[6] » (La Presse, 8 décembre 2014). Loin de la voir comme une intruse, l’épouse considère que sa belle-mère est une figure d’autorité indispensable : « Si le chef d’État du Canada était élu au suffrage universel, les conservateurs auraient leur candidat, les libéraux le leur, les bloquistes le leur, etc. Le poste deviendrait plus partisan et son occupant serait moins en mesure de jouer le rôle, essentiellement symbolique mais parfois crucial, que lui attribue la démocratie parlementaire[7] » (André Pratte, La Presse, 29 juin 2010). Le lien filial est si puissant qu’il arrive parfois à l’homme d’imposer l’omniprésence  de sa mère à sa femme : « Dans la foulée du 60e anniversaire de l’accession au trône de la reine Elizabeth II, les Canadiens peuvent commander gratuitement la photo canadienne officielle de la reine, prise lors de sa visite royale au Canada en mai 2005 » (Julie Marcoux, TVA Nouvelles). Il arrive même que l’époux s’ingère dans la décoration intérieure, un des rares champs de compétence pourtant détenus par la femme, pour imposer la présence de sa mère : « À la fin du mois dernier, deux tableaux du peintre québécois Alfred Pellan ont été retirés du mur [du ministère des Affaires étrangères] où ils étaient accrochés depuis des décennies pour être remplacés par un portrait de la reine » (La Presse, 26 juillet 2011).

Mais je tiens en terminant à rassurer le lecteur : il est faux de dire que l’époux ne fait preuve d’aucune sensibilité ou d’aucune écoute envers son épouse[8]. Récemment, il a fait preuve d’une grande magnanimité en mettant fin à son projet d’occulter l’image déjà faible et vacillante[9] des illustres ancêtres de l’épouse : « Le gouvernement Harper a tranché: le nouveau pont qui reliera la ville de Montréal à la Rive-Sud conservera le nom de Champlain» (La Presse, 29 novembre 2014).

Tout bien considéré, le mariage entre le Québec et le Canada en est un de raison. Les deux époux cèdent une partie de leur liberté (un des deux en cède tout de même un peu plus que l’autre) pour en tirer des avantages communs. Cette union n’est certes pas parfaite, mais elle apporte des bénéfices tangibles et durables.  Après tout, l’amour fou et la passion ne sont que des sentiments passagers et souvent destructeurs qu’il vaut mieux laisser aux littérateurs, aux rêveurs et aux souverainistes : la sécurité de la rade vaut mieux que le grand air du large et le foyer familial vaut mieux que la liberté du célibat.

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[1] Les Québécois, c’est bien connu, travaillent peu; hormis de notables exceptions : Lucien Bouchard en est une. Vous lui demanderez comment il fait pour travailler autant; il vous prodiguera moult conseils – l’homme est particulièrement prolixe…

[2] Il est touchant de constater le dévouement de l’épouse ; elle croit qu’elle peut mener son train de vie grâce aux sacrifices de l’époux, alors qu’en vérité, ce sont ses propres efforts qui contribuent à son bonheur : « Ailleurs au Canada, on affirme souvent d’un air entendu que si les Québécois se paient plus de services publics que les autres Canadiens, c’est parce que l’État québécois vit aux crochets du fédéral. Vous savez maintenant que cette affirmation est de la bouillie pour les chats. Que l’État [québécois] dépense plus au Québec est indéniable. Mais en 2009, les transferts fédéraux n’ont contribué à payer son excédent de dépenses qu’à hauteur d’un milliard. Ses impôts et ses taxes, à hauteur de 23 milliards. » (Pierre Fortin, L’Actualité, 4 mai 2012)

[3] Toutefois, le mari peut souvent faire accroire à la femme qu’il est plus riche qu’il ne l’est en réalité : « Le premier budget du gouvernement néo-démocrate de l’Alberta prévoit un déficit de 6,1 milliards de dollars. » (Radio-Canada, 27 octobre 2015)

[4] Étrange cette accusation selon laquelle les Québécois votent en bloc comme s’il s’agissait d’une action concertée, comme si les Québécois s’appelaient tous la veillent du vote pour décider quel parti appuyer. Les habitants de la Belle Province doivent donc avoir d’exceptionnels pouvoirs télépathiques dont les autres Canadiens sont malheureusement dépourvus. C’est aussi ce que pense l’honorable Conrad Black : « Je dirais à cet effet que les Québécois sont les électeurs les plus raffinés et subtils au Canada. Malgré leur statut minoritaire, ils ont toujours su exercer un pouvoir disproportionné sur la scène fédérale. De Wilfrid Laurier à Paul Martin (soit de 1896 à 2006), le poste de premier ministre a été occupé par des canadiens français parfaitement bilingues durant plus de 60 ans » (Huffington Post, 6 septembre 2012). Je ne savais pas que les Québécois avaient exercé un « pouvoir disproportionné sur la scène fédérale » ; je pensais plutôt que les premiers ministres issus du Québec qui nous avaient représenté à Ottawa avaient plutôt agi pour défendre les intérêts du Canada coûte que coûte et sans trop se poser de questions sur le népotisme qui gangrène leurs actions (avez-vous déjà entendu parler du scandale des commandites ?). Je remercie donc chaleureusement le baron de Crossharbour pour m’avoir dessillé les yeux et m’avoir redonné espoir.

[5] Cette métaphore du pain sur la table est si cruciale pour la rhétorique des fédéralistes qu’elle se retrouve dans à peu près dans leurs discours. Si vous entendez un politicien vous parler d’une table et d’un pain, vous pouvez être certains qu’il est fédéraliste, mais si au contraire, le politicien ne vous en parle pas, vous pouvez être sûrs que vous avez affaire à un souverainiste qui, comme le philosophe Thalès, poursuit de vaines chimères, même si la sous-alimentation les guette lui et sa famille. Habituellement, la table et le pain sont accompagnés de beurre : « Il faut s’occuper des véritables enjeux. Pas les enjeux imaginaires comme la charte, la séparation du Québec, mais bien l’économie, l’emploi la santé et l’éducation, donc ce qui met du pain et du beurre sur la table des gens chaque jour. » (Philippe Couillard, 6 mars 2014) Le premier ministre a fait cette déclaration en pleine campagne électorale, moment où les politiciens se montrent particulièrement libéraux…  En ces temps d’austérité, j’ai par contre cru bon de sacrifier le beurre.

[6] Il est assez délectable d’observer que l’honorable Lise Thibault s’est fait connaître du grand public québécois par l’animation de la truculente émission De bien belles choses dans laquelle elle expliquait comment bien recevoir des invités avec peu de budget. Malheureusement, elle ne semble pas s’être inspirée de ses propres conseils dans sa gestion des fonds publics.

[7] André Pratte est toujours là pour nous faire voir la réalité en face. J’avais toujours pensé qu’Elizabeth II avait un léger penchant pour le fédéralisme, par exemple, en n’hésitant pas à signer, à la demande de Trudeau, la Loi constitutionnelle de 1982, mais André Pratte me rassure : la souveraine serait en vérité un modèle de neutralité !

[8] Le Québec n’est tout de même pas qu’une note de bas de page aux yeux du Canada !

[9] Le mantra du Québec est « Je me souviens ». S’il a immatriculé cette devise sur les millions d’autos qui sillonnent la belle Province, c’est qu’il a peur d’oublier.

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