J’avais convaincu une amie québécoise d’origine congolaise habitant Montréal de venir. Rien de difficile, compte tenu de son attachement à la langue française. Plus francophone que ça, tu meurs. Un jour, dans un resto d’Ottawa, après avoir insisté pour parler français à une serveuse chinoise n’en comprenant pas un mot, elle a froncé les sourcils en me voyant faire l’interprète. Bien que je refuse sèchement de parler anglais chez moi, au Québec, j’ai toujours considéré le reste du Canada comme un pays étranger, où il convient de parler la langue nationale, c’est-à-dire l’anglais, sauf bien sûr lorsqu’on trouve quelqu’un qui parle français. Pas elle. Elle exige qu’on lui parle français, la diablesse. À côté d’elle, j’ai l’air d’un anglophile.
Je ne l’ai pas vue au rassemblement. Nous nous sommes manqués. Il y avait beaucoup de monde. Pourtant, elle est bel et bien venue et m’a cherché. Nous n’avons vraiment pas eu de chance. D’autant plus qu’elle était très facile à repérer. Ceux qui étaient présents au rassemblement se souviennent en effet que nos compatriotes des minorités visibles y étaient très rares. Je m’y sentais presque dépaysé, moi qui suis habitué d’être la minorité visible dans les rassemblements d’Africains. Mais où étaient les Québécois d’origine haïtienne, sénégalaise, ivoirienne, rwandaise et congolaise?
Les Québécois sont accueillants et ne sont ni racistes, ni xénophobes. Mon amie d’origine congolaise et mes autres amis d’origine africaine sont les premiers à en témoigner. Ils sont heureux de vivre au Québec. Mais mon amie congolaise, fatiguée de me chercher, est repartie après la prestation de Michel Rivard, qu’elle aime bien, du reste. Elle n’avait pas le gout de rester. Pendant le spectacle, à quelques reprises, les expressions «allophones», et «nouveaux venus» l’ont agacée. Est-elle trop susceptible? Je ne crois pas. Elle en a tout simplement marre d’être considérée comme un enjeu. Les immigrés ne sont pas un enjeu; ce sont des citoyens comme les autres.
Les Québécois de langue maternelle anglaise devraient, eux aussi, être des citoyens comme les autres, du moins s’ils souhaitent être québécois. Être ressortissant étranger et résident permanent dans un pays n’est pas un crime, loin de là. Nous ne forçons personne à devenir québécois. Néanmoins, dans sa proposition principale actuellement à l’étude, le Parti Québécois divise les candidats à la future citoyenneté québécoise en catégories quand il est question de langue, ce qui est conforme aux pratiques de Statistique Canada, mais différent de ce qui se fait dans les pays normaux. En France, par exemple, l’État ne connait pas la langue maternelle des Français et s’en moque pas mal. Pourvu qu’ils parlent français.
Le Parti Québécois veut entretenir la concurrence linguistique
Pour Jonathan Valois et Daniel Turp, responsables de la proposition principale du Parti Québécois, sur laquelle les militants auront à se prononcer dans les mois à venir, l’univers linguistique dans lequel les Québécois sont condamnés à vivre éternellement en est un de féroce concurrence entre deux systèmes linguistiques, sur le territoire même du Québec, et il est nécessaire d’entretenir cette concurrence, sous peine d’excommunication par les détenteurs de la moralité et de la langue supérieures au Canada anglais. Seule avenue possible pour le français: donner aux francophones davantage de moyens pour assimiler les allophones, qui deviennent par conséquent un enjeu. J’entends mes amis originaires d’Afrique grincer des dents.
On se croirait dans un rapport du commissaire aux langues officielles, sauf que la recherche de l’équilibre linguistique est transposée à l’échelle du Québec, pendant que, dans les provinces anglaises, personne n’éprouve le moindre scrupule en voyant que l’équilibre est rompu à l’avantage de l’anglais depuis longtemps. Le Parti Québécois a comme ambition de réaliser le rêve de Trudeau à l’intérieur des frontières du Québec: un pays vraiment bilingue, où tout le monde sait parler l’anglais, mais pas nécessairement le français.
Voici ce que dit l’article 3.6 de la proposition principale: «Un gouvernement souverainiste réaffirmera la garantie de la préservation des droits linguistiques de la communauté anglophone [et] assurera le maintien du patrimoine institutionnel de la communauté anglophone». Autrement dit, la colonie anglo-canadienne du Québec conservera le privilège de ne pas parler français ou de le baragouiner comme une langue étrangère. Ils ont tellement fait de progrès, ces chers Anglais de Westmount et de Town of Mount-Royal. Faut pas trop leur en demander. Soyons gentils et compréhensifs.
Continuons de permettre aux membres de la colonie anglo-canadienne de faire leurs études de la maternelle au doctorat en anglais uniquement. Continuons de leur offrir tous les services publics en anglais, de la déclaration de revenus aux soins hospitaliers, en passant par les divers formulaires à remplir et les procédures judiciaires. C’est la garantie que bon nombre n’apprendront jamais le français. Surtout quand ils arrivent des provinces anglaises après leurs études primaires et secondaires. Continuons de leur construire des mégacentres hospitaliers universitaires et d’autres institutions de taille disproportionnée avec les deniers publics. Ils pourront ainsi donner des emplois en anglais à des milliers de «nouveaux venus», qui comprendront vite que la seule langue vraiment obligatoire au Québec est l’anglais.
La colonie anglo-canadienne du Québec est la seule communauté ethnoculturelle qui a prétendument besoin d’institutions démesurées fonctionnant dans sa langue pour pouvoir contribuer à la société québécoise. Du moins, c’est la raison qu’invoquait, par exemple, la députée Véronique Hivon, à l’émission de Christiane Charette, le 10 septembre 2010, pour préserver les privilèges néocoloniaux des Anglo-Canadiens du Québec. Les autres groupes ne font pas leur contribution en italien, en portugais, en créole haïtien, en lingala ou en kinyarwanda. Ils le font en français ou, malheureusement, parfois aussi en anglais. Ils nous enrichissent de leur héritage culturel sans obliger le Québec tout entier à parler leur langue.
Au paragraphe g de l’article 6.1 de la proposition principale Valois-Turp, il est écrit ceci: « Un gouvernement souverainiste favorisera l’apprentissage de l’anglais…» Et concernant l’apprentissage du français à l’école? Rien. Le Parti Québécois fait comme si c’était acquis. Le problème, à ses yeux, n’est pas qu’une proportion importante de Québécois nés au Canada ne parlent pas encore français. Le problème, c’est premièrement que les pauvres arriérés de francophones ne parlent pas encore assez anglais. Le Parti Québécois n’a aucune donnée pour étayer ce prétendu constat, mais il croit dur comme fer que la méconnaissance de l’anglais est encore un problème au Québec. Personnellement, je ne connais aucun Québécois adulte qui ne parle pas du tout anglais et j’en connais beaucoup qui le parlent très bien, même s’ils ont un accent, ce qui est parfaitement normal lorsqu’on parle une langue étrangère.
Le problème, pour le Parti Québécois, c’est aussi l’immigrant. Il faut s’assurer qu’il parle français. C’est toujours plus facile de blâmer ceux qui ont l’air de venir de loin. Mais ce n’est certainement pas de nature à nous attirer leurs votes aux prochaines élections ou au prochain référendum, même s’il se trouve déjà parmi eux d’ardents défenseurs du français. Nous voulons que les Québécois qui le sont devenus depuis peu se joignent pleinement à nous et épousent la cause du Québec? Alors, cessons de faire des catégories linguistiques. Ils aimeraient simplement que les choses soient claires, comme dans n’importe quel pays normal. Demandons-nous plutôt comment se comportent les peuples normaux et libres.
Que font les peuples normaux et libres?
Premièrement, un peuple normal et libre vivant dans une démocratie place tous les citoyens sur un pied d’égalité en matière de langue. Au Québec, cela signifie que tout Québécois sans exception devrait savoir parler français aussi bien que n’importe quel autre Québécois. Chacun devrait se voir offrir les moyens d’apprendre la langue nationale, y compris des ressources supplémentaires si sa langue maternelle n’est pas le français.
Deuxièmement, le corolaire de cette première affirmation est qu’aucun Québécois ne devrait être obligé de s’adresser à un autre Québécois dans une autre langue que la langue nationale. Donc, plus besoin de services publics en anglais, sauf quelques exceptions, notamment dans les soins de santé (mais pas dans la langue de travail du personnel hospitalier). Plus besoin que l’État publie tout en bilingue. Le bilingue sera pour les touristes. Les autres comprendront le français, comme les citoyens comprennent la langue nationale dans n’importe quel pays normal.
Certains me répondront que, tant que le Québec n’est pas souverain, les contraintes du cadre constitutionnel qui nous est imposé par Ottawa nous empêchent d’appliquer les principes que je préconise. C’est faux. Dès maintenant, nous pouvons faire comme le Manitoba, qui impose aux jeunes Franco-Manitobains fréquentant les écoles françaises les mêmes examens d’anglais, à la fin des études secondaires, qu’à tous les autres élèves manitobains. Transposée au Québec, cette obligation signifierait qu’école anglaise ou pas, à la fin des études secondaires, tout le monde doit passer les mêmes examens de français pour se voir décerner le certificat donnant accès au cégep, puis à l’université.
Pour ce qui est de l’enseignement supérieur, le Québec n’a aucune obligation constitutionnelle. Donc, il aurait parfaitement le droit d’imposer la francisation progressive des établissements postsecondaires anglais. Il aurait parfaitement le droit d’exiger des futurs étudiants n’ayant pas fait leurs études primaires et secondaires au Québec qu’ils sachent parler français ou qu’ils suivent des cours de rattrapage pour être en mesure de faire leurs travaux dans cette langue. Personne ne peut nous empêcher, en invoquant la Constitution du Canada, de réaliser cette francisation. Et surtout, personne ne peut nous faire la morale, au Canada anglais. Les universités françaises y sont rares et petites. Il serait parfaitement logique, pour une société qui dit vouloir faire du français la langue de travail, qu’elle forme sa main-d’œuvre dans cette langue. Pourquoi former en anglais un technicien en aéronautique si l’on veut qu’il travaille en français au Québec? N’y a-t-il pas suffisamment d’universités et de collèges dispensant leur enseignement en anglais, en Amérique du Nord? Si quelqu’un veut étudier en anglais, n’a-t-il pas déjà l’embarras du choix? Pourquoi faut-il mettre les deniers publics des Québécois au service de l’enseignement en anglais, alors qu’ils peinent à maintenir le poids du français sur leur propre territoire? C’est complètement incohérent.
Nous nous comportons encore en peuple colonisé et timoré. Nous avons peur de notre ombre. Les allophones le sentent bien et, même s’ils éprouvent de la sympathie pour nous, n’ont pas de peine à voir que, s’ils veulent un emploi pour faire vivre leur famille, la langue qui compte le plus au Québec, c’est l’anglais. Nos compatriotes francophones venus d’ailleurs ne sont vraiment pas impressionnés lorsque nous faisons une fixation sur les immigrants et que nous les plaçons au coeur de notre stratégie de guérilla linguistique, alors que le problème est beaucoup plus dans notre manque de volonté qu’ailleurs.