Vivre debout !

Cela n’a pas été long à l’urgence pour que l’on comprenne que mon état était préoccupant, si bien qu’on me trouva une chambre aux Soins critiques et qu’on commanda quelques culots de sang en vue d’une transfusion. Un cœur qui fait des siennes, avec une anémie sévère, cela ne fait pas bon ménage. Comme si ce n’était déjà pas assez, on s’aperçut que j’avais de l’eau sur les poumons et qu’il fallait l’éliminer. On me fit passer quelques tests et on m’annonça qu’il fallait aussi envisager une colonoscopie, cette dernière nécessitant que la totalité du côlon soit lavée et vidée de toutes ses selles. Pour ce faire, on vous ordonne le jeûne et l’on vous fait avaler plusieurs litres de « Golyte » la veille de l’examen.

La seconde nuit de mon hospitalisation, mon voisin de la chambre d’à côté, que je n’avais pas vu mais qui était secoué d’une toux déchirante, réclamait rien de moins qu’on l’empêche de mourir. Il y avait déjà quelques préposés à son chevet quand le médecin arriva. C’est comme cela que j’appris que le pauvre homme était à la toute fin de son séjour terrestre, que le cancer l’avait pour ainsi dire vaincu et que cette toux n’était finalement que ses derniers râlements. Il implorait le médecin de faire quelque chose pour lui, car il ne voulait décidemment pas mourir. Manifestement, dans l’épreuve, il était incapable de demeurer stoïque. Un peu platement, le médecin lui répondit qu’il ne pouvait faire de miracles, mais qu’il pouvait à tout le moins faire en sorte que son départ s’effectue dans une « zone confort », après quoi il suggéra au mourant qu’on prévienne sa femme, persuadé que « vous préférerez sûrement passer vos derniers instants avec elle plutôt qu’avec moi ». Il a succombé quelques heures plus tard, avec les pleurs déchirants de sa douce moitié.

Dans un lieu comme celui-là, la mort peut sembler banale pour le personnel, mais quelle misère quand même pour ceux qui la vivent. Seul dans ma chambre, branché à un moniteur, je n’ai pu faire autrement que de me rappeler le décès de ma propre mère voilà deux ans. Elle non plus ne semblait pas vouloir s’arracher à la vie, même si pourtant sa souffrance des dernières années avait été tenace et injuste. Qu’est-ce qui la retenait tant à ce monde dont elle ne profitait plus de toute façon depuis son AVC ? J’ai longtemps pensé que, même amoindrie et aphasique, elle ne pouvait se résigner à se couper définitivement de ses enfants et de ses petits-enfants qu’elle aimait tant.

Ce soir-là, vers onze heures, je fus le dernier à quitter sa chambre et, avant de l’embrasser tendrement sur le front, je lui ai dit tout bas qu’il ne fallait pas qu’elle s’en fasse pour nous, qu’elle pouvait partir en paix et que je l’accompagnerais en pensée en la tenant par la main, comme du temps où j’étais jeune et que nous allions faire les courses au Steinberg de la rue Ontario. Ce soir-là, alors que nous étions en route pour la maison, le cellulaire résonna. C’était le centre hospitalier qui nous annonçait que ma mère venait de rendre l’âme…

Le lendemain matin, je passais la redoutée colonoscopie, mais, fort heureusement, aucune tumeur ne se pointa le bout du nez. Sur la civière voisine, un certain monsieur Beauregard (qui est aussi le patronyme de ma mère), mon compagnon d’infortune, eut moins de chance quand le verdict tomba.

À l’hôpital, on tue le temps facilement, pour peu qu’on ait pris la précaution d’apporter quelques livres et de la musique. Quant au personnel, il est toujours aux petits soins avec vous. C’est d’autant plus vrai si vous êtes aux Soins critiques. Ma théorie là-dessus est que le personnel gagne en humanisme selon la gravité de votre situation. Si on peut encore trouver des préposés peu attentionnés ou qui se traînent les pieds au niveau des soins hospitaliers « ordinaires », plus les soins sont pointus, plus le personnel est aux petits oignons avec vous. Je suis certain qu’aux soins palliatifs, les soignants sont des anges, préfigurant ce qui vous attend une fois au ciel.

J’étais à la mi-temps de l’émission du samedi de Le Bigot quand le médecin de garde vint me dire que mon état s’améliorait, que l’eau sur les poumons était quasiment éradiquée, ce qui, si on traduit, annonce un congé prochain. Je me rappelai alors que ma femme avait voulu que nous nous procurions des billets pour un spectacle de Gilles Vigneault qui se donnait à Joliette le lendemain après-midi, dans le cadre d’une activité-bénéfice du Parti québécois. J’allais devoir renoncer à ce spectacle et, qui sait, à une dernière chance d’entendre le poète de Natashquan. À quatre-vingt-deux ans, Vigneault pouvait envisager une retraite bien méritée. En songeant à cela me revint en mémoire la première fois que j’assistai à un concert de Vigneault. C’était à la fin des années soixante, encore à l’adolescence, alors que j’étais allé avec ma mère à la Place des Arts pour l’entendre. Nous avions des billets pour la première rangée et je me rappelle que nous pouvions voir l’auteur-compositeur postillonner à qui mieux-mieux. C’était une sortie avec ma mère seule, sans doute que mon père travaillait et, de toute façon, il était peu attiré par les chansonniers québécois. Il me sembla que c’eut été bien d’assister à un spectacle du même Vigneault à plus de quarante ans d’intervalles.

Quand, le lendemain dimanche, le médecin repassa (comme on dit des Chinois qui repassent) pour m’annoncer mon congé, j’entrevis une mince possibilité d’assister au spectacle. Mais encore fallait-il qu’un autre docteur, celle-là de la clinique du diabète, passe me voir et me procure les nouvelles ordonnances. Je demandai à Andrée-Anne, mon infirmière, si je pouvais escompter partir avant le repas du midi, lui expliquant que j’avais des billets pour un spectacle à Joliette. Curieuse de savoir de quel spectacle il était question, je l’informai en insistant sur le grand âge du célèbre barde. Comme si tout cela tombait sous le sens, elle fit appeler le médecin, qui, à mon grand étonnement, apparut quelques minutes plus tard sur le pas de ma porte et me procura tous les papiers qu’il fallait, notamment pour mon médecin de famille, et signa mon autorisation de départ. Entre-temps, ma femme était déjà arrivée devant l’hôpital avec la voiture.

Quinze minutes avant le spectacle, j’entrais dans la salle Rolland-Brunelle de Joliette, où huit cents personnes s’étaient déplacées. Après quelques courtes allocutions, notamment celle de Pauline Marois, le spectacle de Vigneault, intitulé « Vivre debout », put commencer. Ce fut, même si c’est un cliché que de le dire, un grand moment d’émotion et, qui sait, peut-être aussi la fin de parcours d’un Québécois hors du commun. À cause de mon fauteuil roulant, je fus l’un des derniers à quitter la salle. Je n’avais pas sitôt franchi les portes que Vigneault sortit à son tour. Je lui serrai la main et le remerciai de son inoubliable spectacle. Mine de rien, j’étais enfin revenu du côté des vivants.

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