Ça m’a pris du temps à m’asseoir pour écrire quelque chose à la suite des événements tragiques en France. J’ai eu le temps d’en lire et d’en entendre des niaiseries, et de réfléchir un peu aux miennes. Écrire un blogue la journée même, ou 12 minutes après les premiers coups de feu, j’ai beaucoup de misère avec ça. Mais bon, à cette époque de l’opinion instantanée, il faudra sans doute que j’apprenne à le faire. Ainsi donc, pas besoin de résumer les événements, tout le monde a vu et semble solidaire devant l’horreur, et pour cause, des caricaturistes assassinés, ça frappe. Assassinés pour avoir rigolé de l’interdit. Je pense aussi au pauvre concierge qui est mort pour avoir été au mauvais endroit au mauvais moment, exactement comme ces pauvres gens dans l’épicerie cachère.
L’une des premières choses que je remarque, c’est la mobilisation de solidarité à travers les « démocraties » occidentales. Le « Je suis Charlie » brille partout. C’est très bien. Mais je ne me rappelle pas avoir vu une telle mobilisation lors de la tuerie dans une école de Peshawar au Pakistan. Je n’ai pas vu beaucoup de gens changer leur photo de profil pour « Je suis Peshawar » ou tenir bien haut un crayon sur la place publique en signe de solidarité; le crayon aurait très bien pu symboliser le travail d’un étudiant. Et à Peshawar, 150 morts, dont 134 enfants. Au Mexique, 43 étudiants disparus. Je n’ai pas vu beaucoup de « Yo soy estudiante » chez nos bien-pensants. Est-ce donc dire que lorsqu’une tragédie se produit dans le tiers-monde, ce n’est qu’une nouvelle, un fait qui ne nous surprend pas beaucoup, comme si nous trouvions cela normal quand cela arrive au Pakistan ou au Mexique? Et quand une horreur arrive dans une « démocratie », c’est la consternation générale qui engendre la solidarité. Une vie d’enfant pakistanais vaut-elle moins qu’une vie de caricaturiste français?
Ensuite, évidemment, tous essaient de tirer la couverte de leur côté. On blâme, on capitalise, on gagne des votes, on légitime nos politiques intérieures et extérieures, on s’indigne, on se solidarise, on défend la démocratie, la liberté d’expression, la liberté de presse et la liberté de pensée. Cette liberté d’expression qui semble si chère aujourd’hui ne semblait pas l’être autant il y a un an, alors que le Conseil d’État français, sous l’oeil attentif de Manuel Valls, interdisait le spectacle de l’humoriste Dieudonné. « On peut rire de tout, on doit rire de tout, au nom de la liberté d’expression et des valeurs de la république », c’est ce qu’on entend ces jours-ci. Pourtant, il y a un an, cette même liberté d’expression devait être « encadrée » et « balisée ». Qui trace la ligne entre ce qui est drôle et ce qui est haineux? Les tribunaux? Manuel Valls? Gilbert Rozon? Une caricature de Mahomet est-elle traitée également qu’une blague sur la politique de l’État d’Israël?
Manuel Valls prépare « son bébé » ; certains disent qu’il rêve d’une loi pour mieux « encadrer » la liberté d’expression sur Internet et sur les réseaux sociaux, au nom de la lutte contre la haine et le terrorisme. Regardez bien la France, au nom de la démocratie et de la liberté agressée, ils vont agrandir le pouvoir policier et voter de nouvelles lois anti-terroristes. Alors, au nom de quelque chose qu’on dit défendre, on légitime des politiques qui vont à l’encontre de ce qu’on prétend défendre. C’est grave ça aussi. Au nom de la démocratie et de la liberté, on va habituer les gens à voir leurs droits s’effriter, on va les habituer à se faire contrôler, fouiller, espionner, on va les habituer à passer des checkpoints, on va les habituer à la présence de policiers et de militaires lourdement armés devant des immeubles, dans le métro, dans les endroits publics. C’est ce qui est arrivé aux États-Unis après le 11 septembre. C’est ce qui est en train d’arriver ici depuis les événements d’Ottawa et de Saint-Jean-sur-le-Richelieu. C’est ce qui va arriver en France. Avec la peur du terrorisme, le gouvernement a les coudées franches pour mettre de l’avant un plus grand contrôle de la population. On laisse tomber notre liberté, qu’on dit vouloir défendre, pour plus de sécurité.
On parle de liberté de presse, d’expression et de pensée en France. D’accord, mais regardez le système médiatique. Qui contrôle les médias qui informent les Français? Le complexe militaro-industriel français et l’État. Les groupes Lagardère, Pinault, Dassault, Bouygues, Bolloré, LVMH et l’État français. Grosse liberté. Le choix entre des fabricants d’armes, des conglomérats de construction, de l’énergie, de produits de luxe et l’État français. Le choix d’être informé par l’une ou l’autre des plus grandes fortunes de France. Liberté de presse? Liberté de pensée? Les fabricants d’armes sont-ils vraiment objectifs lorsqu’il est question de la guerre en Libye? L’État français est-il aussi objectif lorsqu’il parle d’un gouvernement étranger qu’il nomme antidémocratique seulement parce qu’il court-circuite l’intérêt de ses entreprises? Le complexe militaro-industriel français est semblable au complexe américain, seulement plus petit. Que le complexe militaro-industriel français s’approprie la tragédie et vienne pleurer « Nous sommes Charlie », je trouve cela ironique. On parle de récupération? En voici. Ces armes qui servent à asservir des populations parmi les plus pauvres du monde et qui servent à renverser des gouvernements qui ne jouent pas le jeu des multinationales occidentales, et ces marchands de mort qui se montrent alors comme des défenseurs de la liberté, de la démocratie, des valeurs de la république…
Quant à ces groupes d’islamistes radicaux, n’oublions pas qu’ils ont souvent été une création de l’Occident. Lorsqu’ils combattaient les Soviétiques en Afghanistan, ils étaient des amis. Lorsqu’ils servent à déstabiliser les régimes de Khadafi ou de Bachar Al-Assad, ils sont rigolos. Lorsque le Hamas était utilisé contre Yasser Arafat, il était coquin. L’Occident s’en sert quand ça peut nuire à ses ennemis, mais lorsque ça se retourne contre lui, c’est moins drôle. On ne rit plus du tout. Quand l’impensable se produit en Syrie, en Palestine ou au Yémen, c’est un dommage collatéral, une statistique dans un rapport. Quand ça se produit ici, aux États-Unis ou en France, c’est une « vraie » tragédie.
Mes condoléances sont pour les familles des gens qui ont été tués à Charlie Hebdo, sur le trottoir de Paris et dans l’épicerie cachère. Elles sont également pour les familles des étudiantes et étudiants mexicains disparus, pour les familles des enfants de Peshawar, pour les familles des morts des attentats du Yémen ou du Nigéria. Elles sont pour les familles des ouvriers morts dans les mines de diamant de l’Afrique du Sud, pour que des grosses madames opulentes puissent s’acheter des colliers à 75 000$ sur la 5th avenue. Elles sont pour les familles de ces syndicalistes assassinés en Colombie ou au Honduras parce qu’ils tentaient de faire valoir leurs droits dans un système économique complètement inégal, assassinés pour que nous puissions boire du café et manger des bananes abordables. Elles sont pour toutes les victimes d’un système dominé par Total, Exxon, Coca-Cola, General Electric, BP, etc.
Et Israël qui fournit les armes aux combattants coupeurs de têtes chrétiennes en Syrie.