Introduction
Mi-témoignage mi-analyse. Ce texte est publié quelques jours avant l’anniversaire de la loi des mesures de guerre. Vécue directement par l’auteur, la crise d’octobre plongea le Québec dans un état de choc et influencera son avenir plus qu’on ne le pense. Ce texte se veut aussi une contribution au «bilan critique du PQ», un exercice de réflexion lancé par Richard Gervais, pour qui « l’important est de mettre au rancart le péquisme ». On pourrait ajouter, pas seulement le parti mais son esprit.
Le jour de mes 18 ans, il y aura 49 ans le 17 octobre, un commando de policiers bien armés fracassait la porte, s’emparait du logement et nous sortit du lit. Peu après, on nous emmenait, menottes aux poings, au Centre de détention de la rue Parthenais, aujourd’hui fermé. Je ne revis jamais la collection de timbres qui avait été celle de mon père, commencée avant lui par un oncle décédé… J’ai plus vite oublié les livres et les tas de papiers sans intérêt emportés dans la rafle de cinq heures du matin que le reste. Incarcéré dans la cellule AGM-19 (M pour mezzanine), voisine de celle de Michel Garneau (AGM- 21), poète encore peu connu, il y écrira AG (Aile gauche), que je serai le premier à lire : un bout de papier passé par le corridor à travers deux rangées de barreaux.
Comme la plupart des co-détenus, je serai soumis à un régime d’isolement carcéral 24/24, qui s’allégera peu à peu avec le temps. Je ne retrouvai ma liberté que trois semaines plus tard. Il est à noter qu’aucune accusation ne sera portée contre moi, ni contre l’immense majorité des 495 personnes « kidnappées » par le pouvoir public, dans la foulée de la proclamation de la Loi des mesures de guerre. Pour ceux qui ne le sauraient pas, l’habeas corpus, un principe qui fonde la société de droit, oblige le pouvoir judiciaire à porter des accusations contre les prévenus où à les relâcher, normalement sous les 24 heures. Ils ont aussi droit à un avocat. Un autre droit qui leur était nié, par la suspension des libertés individuelles. Pierre-Elliott Trudeau, fidèle à la haute estime qu’il avait de lui-même, n’exprimera jamais de regrets quant à la violation massive des droits individuels dont il avait été l’instigateur. Il n’en paiera guère le prix politique non plus. Au contraire, et très ironiquement, Trudeau ressortira plus tard comme un champion des droits individuels. Il en fera une valeur quasi absolue, qu’il fera enchâsser dans la constitution du Canada, 12 ans plus tard, en 1982.
Adoptée de nuit pour en souligner l’urgence, les mesures de guerre prétendaient répondre à la gravité d’une « insurrection appréhendée » et aux menaces que faisaient peser « 5000 felquistes » sur la paix publique. Rien de moins. Selon les Mémoires de Brian Mulroney, Robert Standfield, chef de l’opposition conservatrice, regrettera d’avoir appuyé ce coup de Trudeau quand il comprendra qu’une démonstration de force d’une telle envergure ne trouvait aucune justification. La menace felquiste n’avait pas la capacité de renverser les institutions. La description du mouvement terroriste de manière disproportionnée était le seul fait du chef du gouvernement de l’époque et de sa garde rapprochée.
* * *
Pour ma part, à peine sorti de l’adolescence, je n’avais commis aucun acte criminel. J’étais certes co-fondateur du Comité des jeunes de Mercier, qui avait pignon sur la rue de Bienville à Montréal. Une association minuscule mais assez dynamique et qui pouvait réunir 40 personnes pour des rencontres avec des Paul Chamberland, des Jacques Henripin, et d’autres dont j’oublie les noms. Dix fois moins se réunissaient pour les formations politiques. La politique m’avait toujours intéressé. Depuis l’âge de 12 ou 13 ans, j’avais vu passer devant chez moi les Chevaliers de l’indépendance de Reggie Chartrand, en chemin pour l’école de boxe qui leur servait de QG, juste au sud de la rue Sherbrooke. J’avais collé des affichettes du RIN à l’élection de 1966, et j’avais vu défiler le cortège du Général de Gaulle ¨live¨ au coin de la rue, pour reprendre le fil deux minutes plus tard à la télé du salon, jusqu’au balcon de l’hôtel de ville. Je me suis souvent rendu au parc Lafontaine, à quelques rues de la maison, où se tenaient tous les 24 mai des commémorations devant le monument de Dollard des Ormeaux, sans compter toutes les manifestations qui partaient de ce parc, y compris celle, mieux retenue par l’histoire, qui avait vu
Pierre-Elliot Trudeau tenir tête à une foule hostile, à la veille de sa première élection, en 1968. J’y étais. Et je crois bien avoir été interpellé deux fois, puis relâché, à l’occasion de manifestations où l’on scandait sans mauvaise conscience « Le Québec aux Québécois », en 1965, à l’époque où Québécois voulait dire ¨Canadiens-Français indépendantistes ». La nation demanderesse d’égalité politique n’était pas encore brouillée sur les écrans radar. Issu du Montréal qui était au coeur de tous les mouvements, j’étais de cette jeunesse turbulente du baby boom qui, par la force de son nombre, était particulièrement confiante, audacieuse et idéaliste. J’ajouterai que si elle ne manquait pas d’énergie et de convictions, elle manquait cruellement de modèles politiques matures, avisés et bien de chez-nous.
* * *
Après avoir participé à l’assemblée électrisante du 16 octobre 1970 au Centre Paul-Sauvé, on était rentré rue de Bienville avec quelques amis. La soirée s’était prolongée à spéculer sur la suite des choses (deux otages étaient toujours aux mains du FLQ) et à écouter les bulletins spéciaux de la radio sur les mouvements importants et inhabituels des trois corps policiers, notamment depuis le quartier général de la police de Montréal. Au petit matin du 17 octobre, la loi des mesures de guerre était en vigueur. Nous étions tous profondément endormis jusqu’à ce que la porte cède sous les coups et que des armes automatiques se pointent contre nous.
Bien sûr, mon nom est découpé dans le métal du
monument érigé devant la Société Saint-Jean Baptiste de Montréal, grâce notamment aux efforts de Germain Bataille, fils d’un autre emprisonné d’octobre, René Bataille qui, avec Gérard Lachance et André Rousseau, étaient au nombre de mes compagnons de l’époque. Le décor est planté. Il ne reste plus à Justin Trudeau de s’y rendre pour s’excuser au nom de son père, responsable de la proclamation d’une loi de guerre en temps de paix, conséquence d’une violation sans précédent des droits individuels au Canada. En attendant, on le laissera verser ses larmes pour un chapelet de causes « exotiques », à l’exception de la plus prégnante, la seule dont l’évocation peut ébranler les assises du régime canadiAn.
* * *
Il faut bien le dire. Nous étions nombreux, surtout les jeunes, à être admiratifs, plus ou moins discrètement, de l’audace inouïe des felquistes. C’était avant la mort criminelle de Pierre Laporte, non préméditée mais néanmoins criminelle. Cette mort était-elle une conséquence de l’inaction policière, de services qui en savaient plus qu’on ne le croyait ? Si, d’un coté, il serait naïf de croire que les felquistes n’étaient pas reliés par quelques fils aux services de renseignements, penser, de l’autre coté, que leur action était téléguidée par les mêmes services ne correspond pas aux conclusions de tous ceux qui ont étudié la question avec sérieux. Je pense à
Louis Fournier, et aux trois commissions d’enquête (Duchaîne, Keable, Mac Donald) instituées pour faire la lumière sur la question. À coté, le livre de Pierre Vallières, L’exécution de Pierre Laporte, apparaît hautement spéculatif. À cet égard,
la vidéo dans laquelle il persiste à contredire Francis Simard, un des auteurs de l’enlèvement de Pierre Laporte, est assez révélatrice. Simard persiste à dire qu’il a tout déballé dans Pour en finir avec octobre, dont Jean-Luc Gouin parle ici avec le coeur qu’on lui connait.
ici Louis Hamelin, un autre à s’être penché longuement sur la question, a eu la bonne idée d’écrire un roman plutôt qu’un essai. Il écrit bien. Cette
recension de La Constellation du Lynx pointe dans la bonne direction.
Ce roman montre à quel point le gouvernement fédéral de Trudeau a profité de cette crise pour tenter d’écraser, de manière dictatoriale, le mouvement indépendantiste québécois.
Le roman à thèse fait passer sa thèse. L’intérêt public va, en effet, au-delà de l’intérêt pour les feuilletons. Il ne consiste pas à faire la lumière sur les moindres détails des événements d’octobre, mais de répondre à la question : À qui profite le crime ?
Outre les arrestations, les centaines de perquisitions, les surveillances de domiciles et les filatures, couplées avec les forces armées déployées avec leur attirail de combat aux coins des rues et un peu partout… Cette démonstration de force hors du commun fit son effet.
Une chose est sûre. J’étais loin de me rendre compte en 1970, comme tous les autres, jusqu’à quel point l’appropriation de la question nationale par le FLQ, serait lourde de conséquences. Le FLQ ambitionnait de souder l’indépendance au socialisme. Il revendiquait un internationalisme fort pour les causes palestiniennes, algériennes, cubaines, etc. Il s’était dès lors éloigné des contradictions propres à la question nationale au Canada.
On ne l’a pas souvent souligné, mais c’est la ligne politique de l’ensemble de la mouvance qui condamnera le FLQ à mourir sans laisser d’héritage politique. C’était hélas une ligne sectaire, incapable de rassembler. Une ligne de conflit de classe sociale qui contredisait sans cesse une ligne nationale, sans pouvoir trouver l’équilibre. Et, c’est ici qu’un parallèle audacieux peut-être tracé entre le Parti québécois et le FLQ. Les deux se sont éloignés des « raisons communes » : la conquête anglaise et les survivances du colonialisme, la désertion au profit d’un projet de société. C’est évidemment pareil pour Québec solidaire, un rejeton paradigmatique du PQ. Dans tous les cas, la contradiction principale, celle gravée par l’injustice nationale du deuxième Canada, n’aura jamais retenue longtemps leur attention. Or, la situation des Canadiens-français / « Québécois francophones » appelle toujours à un nouvel arrangement entre les deux nations principales. Si cet arrangement pourrait se conclure par la souveraineté, il faudrait d’abord viser un arrangement basé sur la reconnaissance des droits de la nation fondatrice, vaincue en 1760. Incidemment, c’est avec un projet plus proche de cette vérité existentielle que René Lévesque avait commencé sa conversion nationaliste avec la publication d’Option Québec en 1968. Mais il a vite dévié, montrant après tout qu’il ne tenait pas tant que ça à la souveraineté-association.
Les événements d’octobre y sont pour quelque chose. Perte de membres pour le PQ, démission d’exécutifs de comté, recul dans les intentions de vote, peur de l’engagement, morosité, etc.
Il n’est pas toujours nécessaire qu’un mouvement terroriste soit infiltré jusqu’à l’os par les services secrets. Il suffit souvent que ce mouvement joue objectivement un rôle que jouerait une telle organisation. Il devient donc objectivement un agent de l’ennemi. Si comme chacun le sait, l’action violente anti-coloniale contre l’Angleterre a été le berceau des États-Unis d’Amérique, la comparaison ne tient évidemment pas la route quand on examine l’action violente du FLQ. En admettant qu’une situation coloniale bloquée puisse être combattue par une certaine violence, ce que j’admets, la condition pour le faire est de pouvoir gagner et d’y mettre fin.C’est ce qu’exprime lucidement
Chevalier Delorimier dans son testament politique, où le sens de la violence prend son sens dans l’espace entre la victoire et la défaite. Dans ce passage où il s’adresse à ses enfants avant de monter sur l’échafaud, il écrit (mon soulignement) :
Quand votre raison vous permettra de réfléchir, vous verrez votre père qui a expié sur le gibet des actions qui ont immortalisé d’autres hommes plus heureux. Le crime de votre père est dans l’irréussite. Si le succès eût accompagné ses tentatives, on eût honoré ses actions d’une mention respectable.
Or la situation de 1970 au Québec était loin d’être bloquée. Et, dans les circonstances, la violence felquiste était une violence de témoins désespérés et non de gagnants. À l’occasion d’une autre défaite, celle des référendums, Richard Gervais reviendra sur les mêmes constats avec des mots différents :
Faire de la politique, c’est faire l’histoire et on fait l’histoire quand on gagne. En histoire, seules les victoires comptent; les vaincus se partagent les raisons.
Les événements d’octobre 70 ont considérablement freiné l’élan national et en particulier la progression du PQ. Comme le hasard fait (ou défait) bien les choses, deux ans plus tard, en 1972, Claude Morin joindra les rangs du Parti québécois. Je tiendrai le même raisonnement pour Claude Morin que celui que je tenais plus haut dans le cas du FLQ. Importe-t-il tellement de savoir jusqu’à quel point les relations de Claude Morin avec les services secrets étaient étroites, et jusqu’à quel point il était de connivence avec eux ? Quoi qu’il en soit, il en aura convaincu plusieurs qu’il a toujours été de bonne foi. S’il a rencontré au moins 29 fois la GRC, qu’il était rémunéré pour le faire et qu’il le faisait à l’insu de son supérieur hiérarchique, René Lévesque, c’était, selon ses dires, pour soutirer des renseignements à la GRC au profit du PQ. On en pensera ce qu’on voudra mais, pour qui s’intéresse davantage à la politique qu’à la petite histoire, qu’il ait reçu ou pas de l’argent de la GRC, par exemple, importe somme toute assez peu puisque cet homme était « politiquement » un agent naturel des fédéralistes. Selon moi, ce qu’il a fait pour le Canada il l’aurait fait gratuitement, sans être payé.
Sa première mission au sein du PQ a été de le faire reculer dans les circonstances de faiblesse que l’on connaît, pour qu’il adopte le référendum, une formule qui niait la responsabilité parlementaire et qui était contraire aux intérêts de la nation demanderesse. Sa deuxième grande contribution au fédéralisme a été de transformer en club social fédéraliste les seules négociations constitutionnelles depuis 1865, tenues en 1981. Jamais la question nationale n’aura été évoquée sur le fond au cours de cet événement historique, une rare occasion entièrement gaspillée. Le PQ ne demandait-il pas justement de négocier ? N’était-ce pas ce qu’il demandait par référendum ? N’était-ce qu’un détour inutilement déchirant, tenu à peu près un an avant les négociations constitutionnelles, par un gouvernement responsable qui ne voulait pas assumer ses responsabilités ?
Trahissant inconsciemment la nation demanderesse, ni Lévesque ni Parizeau n’ont revendiqué le fait que la nation demanderesse s’était prononcée avec suffisamment de force en faveur de négociations conduisant à l’égalité des nations pour en faire une exigence. Et ceci, sans égard à la formule. Que ce soit par l’indépendance, ou toute autre formule de souveraineté-association ou de souveraineté partenariat, c’est le principe d’égalité qui mérite de prévaloir, au-delà de toute formule préalablement emballée.
* * *
Tout s’enchaîne. Les premiers freins appliqués à l’élan national l’ont été par le FLQ, dont l’action nuisible a donné le prétexte à Trudeau pour mettre en scène son coup de force. Un terrorisme d’État s’opposait à un autre terrorisme. Le nouveau climat politique mettaient le PQ sur la défensive et l’a amené à freiner son propre élan, donner des gages à l’ennemi dans l’optique de se refaire une crédibilité éclaboussée par la violence. N’eut été du FLQ, on peut raisonnablement penser que le référendisme de Claude Morin n’aurait pas été rejeté par 30% des délégués au cinquième congrès du Parti québécois (1974), mais probablement battu par une forte majorité. Octobre 1970, sans en faire une cause unique, avait compliqué et rendu difficile la conservation d’une approche déterminée.
Pour Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique. Et la réponse aux actes criminels felquistes était un prétexte attendu par le régime canadiAn pour passer de la politique des temps ordinaires à une politique des temps de guerre. Ce n’était ni la première ni la dernière fois. Qui ne se souvient pas de la candeur de Chuck Guité, « Nous étions en guerre », dans son témoignage sur le scandale des commandites bien des années plus tard ? Or, en octobre 1970, le pouvoir canadiAn était encore en guerre, comme il l’a toujours été à chaque fois que les moyens pacifiques et les fausses promesses pour étrangler un peu plus la nation fondatrice du Canada ne suffisaient pas. Ce qui a commencé par une conquête violente est resté ponctué de violences.
Ma conclusion est claire. Au lieu de s’engager dans une violence stérile, les énergies gaspillées dans le FLQ auraient été mieux employées à dévoiler et à répertorier méthodiquement les injustices, les violences répétées et les promesses non tenues, dont le Canada s’est rendu coupable depuis la conquête. On aura toujours tort de faire passer pour du « ressentiment » la préparation au combat. Et la confection d’un réquisitoire à des fins nationales et internationales en est un élément. Avec une telle préparation, la délégation du Québec aurait eu l’air moins sotte aux négociations de 1981.