Mesures de guerre… Attendons-nous des excuses?

« Lorsqu’on remet ainsi Octobre 1970 dans son contexte historique, une chose apparaît avec force : aucun pays démocratique aux prises avec le terrorisme politique n’a, comme au Québec et au Canada, suspendu les droits de toute la population »
– Jean-François Lisée, Insurrection appréhendée, le grand mensonge d’Octobre 1970

Le 16 octobre 1970, in the middle of the night, était promulguée la Loi sur les mesures de guerre qui suspendait les libertés civiles, donnait des pouvoirs extraordinaires aux autorités afin de venir à bout d’un état « d’insurrection appréhendée » au Québec. Ainsi, 497 personnes étaient arrêtées sans mandat et, là-dessus, 453 étaient détenues sans aucune accusation, et ce, sans compter quelque 30 000 perquisitions sans mandat.

Pour le 50e anniversaire de cette triste date, on voit des gens se demander si la responsabilité de la promulgation de cette loi liberticide incombe aux trois paliers gouvernementaux, et qui devrait présenter des excuses? Évidemment, cette idée de partager les responsabilités a été mise de l’avant avec la motion du PLQ (qui répondait en quelque sorte à la motion défaite du PQ, qui, elle, demandait des  excuses exclusivement au gouvernement fédéral), puis reprise dans La Presse, sous la plume de l’éditorialiste François Cardinal. Le gouvernement fédéral aurait ainsi fait adopter la Loi sur les mesures de guerre à la demande du gouvernement du Québec et de la Ville de Montréal, donc les trois paliers de gouvernement en seraient coupables de manières équivalentes.

En partageant la responsabilité, c’est une belle façon de réduire celle du gouvernement fédéral, d’évacuer d’une certaine façon sa volonté politique et le fait qu’une intervention militaire canadienne au Québec n’était pas chose improvisée. Oui, le gouvernement du Québec et la mairie de Montréal ont une part de responsabilité dans la gestion abusive de la crise d’Octobre. Oui, les forces policières québécoises et montréalaises ont participé à ces exactions et ont profité des pouvoirs extraordinaires que leur donnait la loi. Par contre, la responsabilité de la décision de suspendre les libertés civiles ne peut être partagée selon le politologue Simon Tessier :

« Bien qu’elles requièrent une demande des instances gouvernementales inférieures, les lois d’exceptions déployées sont de compétence fédérale. Il est fallacieux d’obscurcir l’imputabilité entre les paliers décisionnels. Au Canada, la suspension du droit relève de l’autorité suprême de l’État et non des instances inférieures. Dans la mesure où ni les autorités de la Ville de Montréal ni les autorités du Québec ne disposent des pouvoirs d’exercice de souveraineté en ces matières, ce sont les autorités fédérales instaurant l’état d’exception qui en déterminent les modalités d’application et qui assument la responsabilité de leur exercice, d’autant plus que l’état d’insurrection appréhendée a été proclamé dans la nuit du 16 octobre, sans être débattu au préalable à la Chambre des communes. Conséquemment, force est d’octroyer les responsabilités à celui de qui elles relèvent en première et en dernière instance, soit le gouvernement fédéral. »[i]

Ensuite, il est vrai que le premier ministre du Québec et le maire de Montréal ont tous deux signés une lettre demandant à Ottawa son soutien pour venir à bout de cet état « d’insurrection appréhendée ».  Sauf que l’élément qu’on passe un peu trop sous silence ces jours-ci, et qui est consigné dans le rapport Duchaîne, c’est le rôle de Marc Lalonde. « Vers 17h30, M. Marc Lalonde, conseiller de M. Trudeau, est à Québec au bureau du Premier ministre Bourassa. Il l’aidera à rédiger la réponse définitive du gouvernement aux demandes des terroristes, ainsi que la lettre demandant l’application de la Loi des mesures de guerre. »[ii] En fait, on sait aujourd’hui que Marc Lalonde avait déjà des projets de lettres en main lorsqu’il rencontrera Bourassa puis ensuite Drapeau. Pour Ottawa, avoir la signature du Québec n’est qu’une formalité, le fédéral entend mener la joute. « Just watch me », disait l’autre. Marc Lalonde va même jusqu’à « aider » Bourassa à rédiger la réponse négative du gouvernement du Québec aux demandes du FLQ, c’est dire!

Plus tard dans la journée, Lalonde fera sensiblement la même chose avec le maire Jean Drapeau et rentrera ensuite à Ottawa avec les lettres signées en poche. Cet épisode est abondamment traité dans le livre de Jean-François Lisée Insurrection appréhendée, le grand mensonge d’Octobre 1970, et ce, même si l’auteur accorde sans ambiguïté à Robert Bourassa le rôle « d’initiateur et exécuteur » du recours à la Loi sur les mesures de guerre. Nous pourrions plutôt dire que Bourassa fut le pantin qu’Ottawa recherchait. Quant à Drapeau, quel merveilleux moyen pour écarter toute opposition à Montréal. Bourassa a joué son rôle à la perfection. Drapeau aussi. Et Ottawa a agi.

Bien sûr, personne ne niera la complicité de Drapeau ni celle de Bourassa, mais ce qu’on peut comprendre de l’action de Marc Lalonde, qui rédige lui-même les lettres qu’il est censées attendre, c’est que dans la game politique, Québec et Montréal ne sont finalement que ce qu’ils sont censés être, c’est-à-dire des paliers de décision inférieurs, des autorités inféodées. Le Rapport Duchaîne en faisait ce constat : « l’envoi de ces lettres n’a constitué qu’une formalité qui visait à conférer une légitimité juridique à une entente à laquelle on était parvenu d’une façon officieuse ».[iii]

Mais comment l’idée de demander le recours à la Loi sur les mesures de guerre est-elle apparue? Selon Jean-François Lisée, ce serait à la demande du nouveau patron de l’escouade anti-terroriste de la police de Montréal, Julien Giguère, que Me Michel Côté, directeur du contentieux de la Ville de Montréal, ira consulter « quelques experts à Québec et à Ottawa. Un fonctionnaire fédéral (peut-être lié au Comité interministériel chargé de dépoussiérer ce dossier) le pointe dans la direction d’un instrument législatif existant et seul disponible pour répondre à la demande de son enquêteur en chef : la Loi sur les mesures de guerre ».[iv]

D’un autre côté, il est utile de mentionner que l’application de la Loi sur les mesures de guerre avait déjà été évoquée dans une réunion du Bureau du Conseil privé à Ottawa, quelques mois avant le déclenchement de la crise d’Octobre :

« f) étapes devant être suivies dans le cas où la Loi sur les mesures de guerre entre en vigueur en raison d’une insurrection »[v]

« Ainsi, au mois de juin 1970, le Bureau du Conseil privé discute de l’importance d’analyser certaines mesures à prendre pour faire respecter la loi et l’ordre à la lumière des problèmes d’unité nationale posés par le mouvement indépendantiste québécois, notamment le recours à l’armée en cas d’aide au pouvoir civil et le recours à la Loi sur les mesures de guerre en cas d’insurrection. »[vi]

Ce qui veut dire, concrètement, que cela faisait des mois que le spectre de la Loi sur les mesures de guerre flottait dans l’air vicié d’Ottawa (sans compter que Trudeau en connaissait l’existence depuis longtemps, puisqu’il avait lui-même contesté plusieurs fois le caractère anti-démocratique de cette loi, dont une première fois dans un texte publié en 1948)[vii]. Au moment opportun, on s’est simplement arrangé pour en faire connaître l’existence à Bourassa et à Drapeau.

Surtout, comme l’ont souligné les politologues Guy Bouthillier et Édouard Cloutier dans leurs travaux, déployer 12 500 militaires sur le territoire du Québec, ça ne s’improvise pas. Le gouvernement fédéral aurait spontanément répondu aux vœux du gouvernement du Québec et de la ville de Montréal d’envoyer l’armée canadienne, disent certains? Ridicule. Pour loger, nourrir, équiper, déployer 12 500 soldats en fonction, il faut une logistique qui ait été prévue longtemps d’avance. L’armée ne « garroche » pas 12 500 militaires comme ça d’un bout à l’autre du Québec en toute improvisation, soyons sérieux.

D’ailleurs, il faut suivre correctement le fil des événements, soigneusement retracé par Louis Fournier notamment. Par exemple, c’est dès le 13 octobre, donc bien avant les Mesures de guerre, que l’armée commence à se déployer sur le territoire du Québec dans la région de Hull pour protéger la région de la capitale fédérale. On parle d’environ 1000 soldats, déjà. Ensuite, toujours le 13 octobre, c’est au quartier général de la GRC à Westmount qu’est établie une première liste de gens à arrêter en vertu de la Loi sur les mesures de guerre. Dès que le feu vert sera donné, les fédéraux seront prêts. Ce sont aussi les fédéraux qui établissent les critères de sélection des suspects. Des représentants de la SQ participent à la réunion, mais leur travail ne consiste qu’à recueillir les noms et les photos des suspects établis par le GRC en vue d’effectuer plus tard les arrestations, insiste Fournier. Louis Fournier écrit aussi : « La razzia à venir sera un traitement de choc que le gouvernement fédéral croyait opportun d’appliquer à la population du Québec. La manœuvre s’inscrivait dans la ‘‘guerre psychologique’’ recommandée par le groupe spécial de renseignement qui conseillait M. Trudeau ».[viii]

De son côté, l’auteur René Boulanger a bien résumé le déploiement de l’armée canadienne (opération « Essai ») dès la journée du 15 octobre, en vertu de la Loi de la Défense nationale, donc avant la promulgation des Mesures de guerre dans la nuit suivante :

« L’opération ‘‘Essai’’ débute à 13h07, exactement 22 minutes après la demande officielle du ministre de la justice Jérôme Choquette. À 14 h 05, les éléments du 22e régiment, venu de Valcartier par hélicoptère, sont déjà à l’œuvre dans les rues de Montréal. Des avions Hercules transportent d’autres éléments vers la base de Saint-Hubert. En même temps, 400 véhicules, organisés en convoi, acheminent les troupes de Valcartier vers Québec, Montréal, le Saguenay, Trois-Rivières et d’autres villes importantes du Québec. Parti d’Edmonton, le 1er commando aéroporté du régiment de parachutistes arrive la journée même au Québec pour renforcer le dispositif de la première phase d’opération. Par la suite, des régiments de pratiquement toutes les régions du Canada participeront à l’opération ‘‘Essai’’. […] Le 16, les villes de Montréal et Québec sont complètement occupées. Tout le long du fleuve, sur un parcours de 550 km, le 12e régiment blindé est déployé pour occuper des points stratégiques. Pour appuyer ce dispositif, les forces du Groupement aérien tactique effectuent 1221 sorties, principalement à partir des bases de Saint-Hubert et de Toronto. Si bien qu’on peut parler d’un véritable pont aérien entre ces deux villes. L’opération ‘‘Essai’’ se terminera le 4 janvier 1971 après l’arrestation des membres de la cellule Chénier. »[ix]

Est-ce la description d’une simple opération de soutien à la police organisée à quelques jours d’avis à la demande d’un gouvernement provincial? À noter aussi que les militaires canadiens s’installeront même au Parlement à Québec, « où des spécialistes en communication de l’armée occupent des bureaux voisins de ceux du premier ministre », rappelle Fournier.

Regardons attentivement deux segments de l’article de François Cardinal :

« On peut bien tourner les évènements dans tous les sens, mais c’est bel et bien le Québec qui a demandé l’envoi de l’armée pour répondre à la menace que représentait le FLQ. C’est aussi le Québec qui a demandé, avec Montréal, l’application de la Loi sur les mesures de guerre. Le fédéral était bien sûr d’accord et complice de la requête. Certains soutiennent même qu’il a manœuvré pour l’obtenir. Mais Robert Bourassa a toujours dit qu’il avait fait une demande de pouvoirs d’urgence « absolument, totalement et complètement librement ». Difficile d’être plus clair. Il faut d’ailleurs se souvenir qu’à l’Assemblée nationale, les partis de l’opposition étaient d’accord avec lui. Les représentants des trois formations – Union nationale, Crédit social et Parti québécois – s’étaient levés l’un après l’autre pour appuyer le premier ministre, le 15 octobre. Le chef parlementaire du PQ, Camille Laurin, déclarait même que l’appel du Québec était « parfaitement compréhensible et justifié dans les circonstances ».

Cette partie est si ambiguë qu’un esprit non-avisé pourrait croire que le PQ a formellement appuyé le recours à la Loi sur les mesures de guerre. Il a appuyé le recours au renfort de l’armée, mais jamais la Loi sur les mesures de guerre. À l’époque, le PQ devait déjà composer avec l’amalgame l’associant au FLQ, et maintenant, par une contorsion sémantique, on tente de l’associer à la suspension des libertés civiles, ce qui est prodigieux étant donné que le PQ a été l’une des victimes de la Loi sur les mesures de guerre, à travers les rafles qui visaient systématiquement des membres de ses exécutifs. À Trois-Rivières, tous les membres de l’exécutif sont enlevés et emprisonnés, situation similaire à Rouyn-Noranda. Sans compter l’effet psychologique que produisent les perquisitions, au nombre de 30 000 selon l’historien Éric Bédard. Le cas de Drummondville est assez connu : plus de 300 perquisitions, la nuit, en quelques jours, « des voitures de tous les corps policiers, les gyrophares allumés de façon à ce que les faisceaux rouges pénètrent par les fenêtres de toutes les demeures du quartier visité pour créer un climat de terreur ».[x]

« L’opération d’intimidation a un impact réel, mesurable, sur la jeune organisation péquiste. En quelques jours, 40 des associations de circonscriptions disparaissent, tant leurs membres craignent une rafle ».[xi]

Une opération de polices provinciale et municipale tout ça? Ou une opération militaire et politique? Poser la question…

Regardons aussi, ce second passage du texte de Cardinal :

« M. Tetley, qui était ministre des Institutions financières, rappelle également que c’est la Sûreté du Québec (SQ) et non pas l’armée qui a procédé aux arrestations arbitraires. C’est la SQ, après tout, qui avait la responsabilité de toutes les opérations des forces policières et militaires. Un article publié dans The Gazette à l’époque citait d’ailleurs un soldat interviewé dans les rues de Montréal : « Nous ne sommes pas là pour prendre le contrôle. Nous recevons nos ordres de la police. »

Que la SQ ait participé aux arrestations arbitraires, oui, bien sûr, mais il faut être un peu sérieux. Peut-on imaginer des hauts gradés de l’Armée canadienne prendre leurs ordres d’une police provinciale?  Quant à appuyer son point en citant ce soldat interviewé dans les rues, nous ne connaissons pas son grade, mais disons que ce serait un peu comme de capturer un soldat de 2e classe allemand et lui demander de nous détailler le plan secret d’Hitler. Et on peut rappeler que l’armée s’est postée devant les commissariats de police au Québec en octobre 1970 pour y exercer contrôles et vérifications, notamment de l’identité des policiers, comme le maître des lieux.

Une chose est sûre, derrière la promulgation de la Loi sur les mesures de guerre, il y avait une volonté politique de la part du gouvernement fédéral de décapiter le mouvement indépendantiste, ou tenter de le faire. On se doit également de reconnaître l’intelligence de Trudeau père qui, grâce à ses magouilles politico-juridiques, a pu garder (faussement) les mains un peu moins sales. Après tout, il reste dans l’histoire officielle canadienne comme l’homme qui a mis au pas les séparatistes, mais n’agissant finalement qu’à la demande de Québec et Montréal.

Alors, faudrait-il demander des excuses à Ottawa pour les Mesures de guerre d’octobre 1970? Non. Demander des excuses accréditerait la thèse que les Mesures de guerre n’étaient qu’une bavure du fédéral, une forme d’erreur en somme, commise dans l’urgence de répondre aux demandes de Québec et Montréal… Non. L’opération était prévue, planifiée, préméditée. Le fédéral ne l’a pas échappé, c’était sa stratégie. Comment le gouvernement fédéral pourrait-il s’excuser de ça avec la moindre sincérité? Ce serait encore une fois essayer de nous endormir. On ne demande pas d’excuses à nos ennemis, tant il serait ridicule et humiliant que celui-ci les accorde.

« Demander des excuses, c’est une posture de vaincu »

– Guy Bouthillier, en entrevue à Qub Radio

 

Pierre-Luc Bégin

Jules Falardeau

 

 

[i]     Tessier, Simon, Octobre de force, Drummondville, Les éditions du Québécois, 2012, p. 98.

[ii]    Québec, Ministère de la justice, Rapport Duchaîne, p. 109.

[iii]  Ibid., p. 242.

[iv]   Lisée, Jean-François, Insurrection appréhendée, le grand mensonge d’Octobre 1970, Les Éditions Carte Blanche, p. 75.

[v]  Traduction des Cabinet Minutes, Bureau du conseil privé, 7 mai 1970, p. 22-23.

[vi]   Tessier, Simon, Octobre de force, Drummondville, Les Éditions du Québécois, 2012, p. 96.

[vii] Falardeau, Jules, La crise d’Octobre, 50 ans après, Les Éditions du Journal, 2020, témoignage d’Édouard Cloutier, p.139.

[viii] Fournier, Louis, FLQ : Histoire d’un mouvement clandestin, VLB éditeur, 2020, p. 218.

[ix]   Boulanger, René, « L’armée canadienne et l’indépendance du Québec », dans Défendre la démocratie québécoise, Éditions du Québécois, p. 29-66.

[x]    Lisée, Jean-François, Insurrection appréhendée, le grand mensonge d’Octobre 1970, Les Éditions Carte Blanche, citant Jacques Parizeau par Pierre Duchesne, p.244.

[xi]   Ibid., p. 243.

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