La gratuité du transport collectif sert d’abord à créer un mouvement social
Deux articles du Devoir, sur la base d’opinions d’experts favorables à la lutte climatique mais la découplant de la lutte pour la justice sociale, critiquent les propositions des partis concernant le transport. On y constate que ces experts font leurs critiques strictement sur la base d’une analyse coûts-bénéfices. Ce critère les conduit à rejeter tant la subvention à l’auto solo électrique que l’emphase sur la construction de métros (et implicitement des trains aériens) pour Montréal favorisées sous diverses modalités par tous les partis dans le cadre de l’actuelle campagne électorale. Mais c’est surtout la revendication phare, uniquement proposée par les Solidaires, de la gratuité sur un horizon de dix ans, dont la moitié dans le premier mandat, qui en prend un coup. Il y a ici deux problèmes. Les experts ne prennent pas en compte l’aspect socio-politique qui dans un registre populiste peut jouer autant en faveur qu’au détriment d’un plan de transport qui soit à la fois écologique, bon marché et d’exécution rapide. En second lieu sont négligés les acquis de la gratuité du transport public en Pologne (et en Estonie) où cette politique est mondialement la plus avancée grâce notamment au militantisme du syndicat libre Août 80.
Les cul-de-sac de l’analyse en silo et de la tarification sociale
Selon ces experts, la gratuité ne stimulerait pas l’achalandage en comparaison d’une augmentation du service en termes de fréquence, de confort et de rapidité. Suit l’analyse étroitement comptable comme quoi la perte de revenus aurait mieux servi à s’investir dans le service ou les infrastructures. C’est là une analyse en silos qui suppose l’absence de rapports entre gratuité et amélioration du service. Comme si la première ne servait pas à stimuler la seconde sous l’effet de la pression populaire surtout si elle s’exprime dans la rue. Pensons aux nombreux mouvements « Free transit » présents dans bien des villes dont Toronto que la revendication Solidaire vise à créer à Montréal. D’autant plus que plusieurs petites villes de sa banlieue possèdent déjà un transport collectif gratuit local. La perspective de la gratuité implante dans les esprits l’idée d’un service public au même titre que la santé et l’éducation avec ce qui s’ensuit en termes de d’un droit nouveau à conquérir et à défendre.
Les experts orientent plutôt le débat à propos du coût aux usagers vers la tarification sociale ce que pratiquent déjà à divers niveaux un grand nombre de services de transport dont ceux de la grande région de Montréal. Les Libéraux, conscients de la popularité de la revendication Solidaire, sont allés dans cette direction en faisant la promesse de la pleine gratuité pour les aînées et les étudiantes. Les experts disent préférer cette option car elle vise d’abord à augmenter l’achalandage dans les heures creuses ce qui n’oblige pas ou peu à augmenter le service, et procure même des revenus nets supplémentaires quand le tarif social n’est pas totalement gratuit. La tarification sociale est loin d’être un pas en avant vers la gratuité universelle. Elle se présente comme une mesure clientéliste pour s’attirer les bonnes grâces électorales des gens pauvres ou perçus comme tel. On y dénote le cynique truc politicien de la manipulation des gens pauvres et vulnérables par la poignée de riches grâce à l’utilisation judicieuse d’une infime fraction de leur richesse et de leur puissance afin de se se constituer une base sociale. Encore une fois, la vaste dite classe moyenne se perçoit comme les dindons payeurs de la farce sans
qu’elle n’en bénéficie le moins du monde.
Les acquis polonais et estonien commencent à faire école
Le succès de la gratuité universelle est pourtant avéré comme en témoigne un militant du transport collectif gratuit de Pologne :
Dans presque toutes les villes [de Pologne], dès l’introduction de la gratuité des transports publics on a pu observer une augmentation du nombre des passagers et une réduction de la circulation automobile. À Lubin le nombre de passagers s’est accru immédiatement de 50 % et, un an plus tard, de 100 % ! À Żory il a été multiplié par 3 ! Les difficultés pour trouver des places de parking dans le centre-ville ont également disparu dans de nombreuses villes concernées, alors qu’avant il était impossible de s’y garer. L’entêtement des fonctionnaires impliqués dans l’organisation des transports publics qui luttent contre cette idée – non seulement en Pologne, mais dans toute l’Europe – n’en est que plus surprenant.
Il est possible que la réalité socio-économique de l’Europe de l’Est avec son niveau de pauvreté plus élevé et de motorisation plus faible gonfle le succès de cette politique. Ce n’est pas une raison de toujours citer la même étude néerlandaise faisant le bilan de la seule première année de l’expérience pionnière de la capital de l’Estonie concluant à des gains modestes. Après cinq ans de gratuité du transport en commun dans la capitale de l’Estonie, en serait-on arriver à généraliser la gratuité dans tout le pays depuis le premier juillet de cette année, sauf pour les trains interurbains dont le prix a quand même été réduit, si l’expérience de Tallin avait été un échec ou un succès mitigé ? En ce qui concerne le soi-disant dilemme entre gratuité et investissements pour améliorer le service, voici ce qui en est pour Tallin :
Lorsque le transport public était payant à Tallin, son matériel roulant était déjà vieux. Cette accusation était censée remettre en cause l’idée de la gratuité des transports publics… Aujourd’hui cependant les mêmes ne disent plus rien. Pourquoi ? Car la capitale mondiale du transport public gratuit — le nom revendiqué par Tallin – a déjà changé la quasi-totalité de ses tramways : 60 sont neuf sur les 85 roulants et les autres sont en cours de rénovation complète. Il y a aussi de nouveaux autobus et trolleybus (en partie importés de Pologne). Il en va de même pour le matériel roulant ferroviaire, également remplacé – et sur le territoire de Tallin les trains sont également gratuits ! C’est dans ces trains que l’augmentation du nombre de passagers a été la plus importante : leur nombre a été multiplié par 8 ! Tallin investit également dans le développement de son réseau de transport public. Les lignes de tramways vont maintenant dans des quartiers et banlieues précédemment non desservis. Il est donc faux de dire que le transport gratuit signifie le non-renouvellement, c’est le contraire à en croire les expériences des villes qui l’ont réalisé…
La seule analyse socio-politique assaisonnée de populisme nécessite un test économique
Si la combinaison de l’analyse économique et de celle socio-politique aboutit à soutenir la gratuité universelle du transport collectif comme moyen de favoriser le transport des personnes, cette même combinaison amène, à contrario, à faire un choix pro auto solo électrique subventionné. En corollaire, pour le transport en commun, en découle un choix des moyens ne nuisant pas à la circulation automobile sur la terre ferme soit le métro, tel la ligne rose de Projet Montréal, et le train aérien REM. Or une analyse économique stricte va dans le sens contraire : « …la plupart des experts interrogés par Le Devoir estimant que la formation politique [Québec solidaire] rate sa cible en s’attaquant au ‘‘type’’ de véhicules, plutôt qu’aux véhicules eux-mêmes. ‘‘Le problème c’est qu’il y a trop de voitures sur les routes’’, affirme Pierre-Olivier Pineau. »
Choisir entre le capitalisme vert et son écofiscalité et le socialisme du plein emploi écologique
La dimension socio-politique, si elle reste dans le registre populiste, peut aller dans toutes les directions. La gratuité va à gauche mais l’attrait de l’auto électrique et des grands projets qui abandonnent les grands boulevards à l’auto va à droite. La technocratie écologiste réagit à cette régression qui maintient la plaie de l’auto solo, électrique ou à essence, par l’écofiscalité : « Pourquoi ne pas oser parler d’écofiscalité, demande Pierre-Olivier Pineau. Je sais que ce n’est pas quelque chose qui est populaire en campagne électorale, mais il faut arrêter de mentir à la population en lui disant qu’on peut toujours faire plus avec moins. Si on veut améliorer le transport collectif, il faut prendre de l’argent quelque part. Et dans une optique de lutte contre les changements climatiques, il serait tout à fait normal de faire payer davantage ceux qui polluent le plus. » Les péages pour les stationnements ou sur les ponts dans les régions métropolitaines du Québec frapperaient le portefeuille du prolétariat détenteur d’un emploi sans la plupart du temps leur offrir une solution alternative en termes de coût et surtout de temps. (Il en est autrement des « malus » pour l’achat de voitures énergivores ou logements surdimensionnés ce qui n’oblige pas à les redistribuer en « bonus » pour les autos électriques.) Il semble que nos technocrates n’aient pas sur leur radar l’imposition du capital sous toutes ses formes (profits, revenus élevés, capital propre, fortune, succession, consommation luxueuse et énergivore) ni n’envisage l’expropriation-socialisation des secteurs stratégiques comme la finance, les transports, l’énergie et les ressources naturelles.
Non seulement la gratuité universelle atteint-elle le même but de justice sociale que la tarification sociale, sans aliéner la majorité populaire, mais elle tend à créer un front pluraliste du 99% en faveur de ce pivot de la lutte climatique. Le « free transit » est d’abord un outil politique de mobilisation populaire comme la gratuité scolaire l’a été lors du Printemps érable de 2012. Reste cependant à éviter le piège de la fausse solution de l’auto solo électrique. Celle-ci reléguerait le transport collectif électrifié et gratuit soit dans les entrailles de la terre soit dans le firmament des projets tape-à-l’œil. En profiterait « l’industrie de la corruption » se délectant de ces projets très coûteux et longs à réaliser pendant que la terre ferme serait abandonnée à la petite reine du royaume du complexe auto-unifamiliale-pétrole au cœur du capitalisme néolibéral lequel se transforme au rythme trop lent de la rentabilisation des réserves d’hydrocarbures en complexe auto-condo-électricité du capitalisme vert. Il est réjouissant de constater que Québec solidaire ait compris le rôle politique de la gratuité tout comme il est attristant de le voir tomber dans le piège du capitalisme vert financé par le régressif marché du carbone. Au lieu d’opter pour le socialisme du plein emploi écologique axé, en ce qui concerne le transport des personnes, sur la domination prédominante du transport collectif, gratuit et intégré dans la trame urbaine, complété par le transport actif et par l’autopartage communautaire.