Après avoir fait cavalier seul pendant 50 ans, le Québec francophone doit rechercher des alliances.
Depuis le référendum de 1995, les Québécois francophones n’arrivent plus à retrouver un minimum de cohésion collective. C’est le deuxième référendum qu’ils perdent. Les fervents d’un Québec plus indépendants sont devenus moins enthousiastes. En dépit de ces échecs, plusieurs fondent de nouveaux espoirs sur un prochain gouvernement qui redonnerait au Québec le panache de la révolution tranquille, un référendum qui redeviendrait pensable, un bon gouvernement, n’importe quoi qui redonnerait du tonus à la cause. Mais est-ce bien réaliste? Depuis des années, les Québécois qui vibrent encore à l’idée d’indépendance n’ont rien de substantiel à se mettre sous la dent pour se mobiliser alors que leur poids démographique et politique dans le Canada et sur le territoire de la province diminue. On se prend de vertige quand on pense que le Québec francophone semble se dissoudre lentement dans le Québec canadian.
L’indépendance a déjà offert des perspectives nettement plus encourageantes. Mais aujourd’hui, les circonstances sont retournées et l’heure est venue de se mettre à la recherche de ce qui ne fonctionne pas dans le récit de la problématique nationale adopté par le Parti québécois et les autres autonomistes. Un récit qui était déjà fixé pour l’essentiel à la fin des années soixante et qui n’a pratiquement pas bougé depuis. On ne peut plus s’obstiner à «foncer» sur les bases de ce récit national récusé par les événements, un récit qui condamne le Québec à faire cavalier seul, sans rien conquérir, puisqu’en fait nous reculons depuis des décennies. Pour comprendre l’échec d’un projet national fortement marqué par l’optimiste, entièrement rénové à la faveur de la révolution tranquille, l’alibi que «le peuple n’a pas suivi» ne suffit pas. Il faut plutôt retourner en 1967, à ce Québec gonflé de confiance en lui, pour y voir les germes de la reculade. Désormais, la formulation du projet lui-même n’est plus à l’abri d’un second regard.
Les États généraux du Canada français 1967-69
«Le 23 novembre 1967 au matin, 1700 personnes envahissent la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts à Montréal. Ces gens viennent de tous les coins du Canada: plus de 1000 d’entre eux ont été élus dans les 108 circonscriptions électorales du Québec, 425 représentent les communautés francophones du reste du Canada et 175, les organismes les plus divers, des Caisses populaires aux Cercles de fermières en passant pas les associations de Néo-Québécois.», rapporte Christian Rioux dans Le Devoir.
Comment expliquer que tant de gens se déplacent de si loin, pour participer à une activité non gouvernementale de cette importance?
« Les changements sociaux intervenus depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (accélération de l’urbanisation, baby-boom, consommation de masse) et surtout les changements politiques comme l’avènement de l’État-providence sous l’égide du gouvernement fédéral, la demande d’une plus grande autonomie pour le Québec et la montée du néonationalisme (sic) rendent pertinente l’organisation d’assises regroupant les principaux responsables de la nation canadienne-française (…) L’idée d’organiser des États généraux circule dès le début des années 1960. Ainsi, en 1961, les sociétés Saint-Jean-Baptiste de l’Ontario et du Québec organisent une rencontre et lancent l’idée d’une réunion des « corps intermédiaires de la nation ». L’année suivante, la Fédération des sociétés Saint-Jean-Baptiste constitue un comité provisoire chargé de préparer l’événement… »
Christian Rioux rappelle plus précisément le contexte politique du moment. Un rare alignement des astres qui donnait des ailes aux autonomistes québécois de toute nuance :
« À l’offensive sur tous les plans, le Québec était alors en pleine Révolution tranquille. Le nouveau premier ministre Daniel Johnson ne réclamait rien de moins que «l’égalité ou l’indépendance». Le mouvement indépendantiste québécois et le nationalisme acadien étaient en pleine ascension. Le «Vive le Québec libre!» du général de Gaulle avait quatre mois à peine. Avec le rapport Laurendeau-Dunton, l’avenir du français devenait une préoccupation majeure. »
En 1997, trente ans après les États généraux du Canada français, 70 personnes provenant presque toutes du Canada hors Québec prenaient part à un colloque pour commémorer l’événement. Le professeur de droit constitutionnel Jacques-Yvan Morin, qui en avait été le président à l’époque «ne s’est même pas rendu à Ottawa : il a fait parvenir son témoignage sur une vidéocassette». Il avait 67 ans.
Quel contraste fait cette assemblée de têtes grisonnantes avec l’étonnante vitalité du Canada français trente ans plus tôt!
Échec de la position constitutionnelle commune
Ces délégués de tout un peuple marqueront l’histoire du Canada pour les décennies à venir. On n’en soulignera jamais assez l’importance.
On crédite les États généraux d’avoir adopté plusieurs idées nouvelles. Mais ne nous leurrons pas. C’est la définition d’une position constitutionnelle commune du Canada-français qui occupait tous les esprits. Or, cet aspect décisif des délibérations fut un échec. Les délégués repartirent chez eux avec deux orientations très différentes quant à l’avenir national. Christian Rioux, résume :
« Cette démonstration de force (…) sera le lieu, à tout le moins symbolique, de l’éclatement définitif du Canada français. Les États généraux devaient définir l’avenir constitutionnel de la nation », disait dans son discours d’ouverture Rosaire Morin, un leader nationaliste très écouté à l’époque. On jonglait alors avec le « statut particulier », les « États associés » et l’indépendance.
(…) L’assemblée se divisa lorsque vint le moment de reconnaître le droit à l’autodétermination du Québec, «territoire national et milieu politique fondamental» de la nation canadienne-française. Les Québécois votèrent pour à 98 %, avec 52 % des Acadiens. Les délégués de l’Ontario et de l’Ouest canadien votèrent contre [respectivement à 65 % et 70 %] ou s’abstinrent. Les Québécois affirmaient leur existence en tant que nation. Les francophones hors Québec, qui se percevaient toujours comme Canadiens français, venaient de naître. »
À la fin des assises, les francophones hors Québec « laissent éclater leur ressentiment » et « … s’abstiennent en majorité de participer aux assises de 1969. Sur les 430 places qui leur sont réservées, seules 125 seront occupées », rappelle Jonathan Laveault.
Les différences
Chez les Canadiens-français, on est fortement imprégné par le sentiment de constituer une minorité vulnérable. On reste sur la prudence et la continuité. Des positions de résistance qui ont fait leur preuve. Mais les choses ont commencé de changer avec le financement des provinces qui remplace les investissements de l’église. Citant le sociologue acadien Joseph-Yvon Thériault, Rioux poursuit : « …si les francophones hors Québec disent que le Québec les a lâchés, c’est qu’ils ne voient pas que, chez eux aussi, le mouvement vers la provincialisation était amorcé. Dès le début des années 1960, les institutions canadiennes-françaises en quête de financement, comme l’Université d’Ottawa, se tournaient déjà vers leur gouvernement provincial respectif. » On se dira donc de moins en moins Canadien-français pour se définir en revanche, à partir de référents provinciaux tels que Fransaskois, Ontarois, franco-manitobains, Québécois, etc. avec, pour couronner le tout, l’appellation valise de «francophones hors Québec», vidée de toute connotation nationale. Le gouvernement fédéral, qui achète lui aussi l’allégeance des minorités en saupoudrant habilement sur la tête des leaders communautaires d’opportunes et très calculées subventions n’est pas en reste. Il n’est que trop heureux de voir se succéder à sa porte les associations francophones provinciales quémandeuses. L’aide de l’église demandait des prières mais pas de vendre son âme!
Retour en 1967, inversement, bien des Québécois repartent satisfaits de la rupture. Il règne chez eux une telle confiance dans l’avenir que rien ne leur semble impossible. On se définit comme une majorité qui doit prendre toute sa place et on reproche aux autres Canadiens-français de ne pas emboîter le pas. On finira par dire que la langue française n’a aucun avenir hors du Québec. Pour en être sûr on procédera à son enterrement. Le 15 octobre 1968, René Levesque, président du tout nouveau Parti québécois, qualifie les francophones hors-Québec (Nouveau-Brunswick en moins) de « dead ducks », voués à l’assimilation, pendant une entrevue à l’émission « Twenty Million Questions » à la CBC. Bien des années plus tard, en 1990, l’écrivain Yves Beauchemin utilisera l’expression «cadavres encore chauds» pour décrire les minorités francophones hors Québec.
Les ressemblances
Sur ce fond de divergences qui ne font aucun doute, apparaissait soudainement en 1967, deux peuples là où il n’y en avait eu qu’un seul. On se nomme différemment. Mais quel sens faut-il donner à la naissance de ces deux appellations identitaires que l’on commença à utiliser : Québécois et francophones hors-Québec? Certes, ces appellations nouvelles rendent compte d’une différence de situation objective entre les deux entités francophones, mais s’agit-il vraiment de différences fondamentales ou simplement conjoncturelles?
En fait, il faut se demander si ces nouvelles appellations, qui s’imposeront, ne représentent pas au cœur même de la rupture, le reflet de la progression des institutions canadiennes de 1867 dans l’esprit des Canadiens-français ? Si nous sommes en présence de deux nouvelles solitudes, pour reprendre une expression bien de chez-nous, ces deux dernières solitudes, n’ont-elles pas encore beaucoup en commun? D’abord, même si on peut détester le concevoir, ce qu’elles ont en commun c’est d’avoir évolué simultanément mais séparément depuis 1967, dans le cadre restreint de leur provincialisation respective. Ces deux solitudes nous mettent devant deux provincialismes assumés, bien que vécus selon des a-priori socio-psychologiques différents. Ces deux solitudes s’opposent en surface, et on en a fait grand cas, on a même magnifié leurs différences à dessein. Mais elles continuent pourtant d’être objectivement unies par la profondeur de leur destin. La manière dont on se voit dans le Canada, cette approche subjective, change-t-elle à ce point la communauté de destin des descendants des vaincus? Chose certaine, le délaissement par les Canadiens-français de leur identité politique pan-canadienne correspond à leur segmentation provinciale, au rapetissement de leur stature, ramenée au cadre de leur province de résidence. Le ralliement graduel des Canadiens-français au découpage politique du Canada en provinces «hors sol», tracées à l’équerre, se mesure par le recul de leur réalité géo-historique. Ce réalignement à hauteur de province n’était-il pas la voie royale de la balkanisation du Canada-français, Québec compris?
Au Canada, les communautés nationales coïncident assez peu avec l’organisation politique. Le découpage politique établi par les Britanniques et leurs descendants semble fait pour ne pas attribuer aux Canadiens-français de territoire continu. La structure des provinces telles que dessinées aboutit à une sorte d’exil intérieur des Canadiens-français par leur mise en minorité. Poursuivait-on, pour les achever, les mêmes buts que la déportation des Acadiens, entamée cent ans plus tôt, avec des moyens différents?
Et, naturellement, à ce rapetissement au niveau de l’amour de sa province, les Canadiens-français n’y avaient pas consenti. Pour tout dire, ils s’y étaient opposés et y résistaient. Longtemps, les Canadiens-français avaient continué de se considérer comme une réalité socio-historique antérieure au Canada britannique, celui de l’Acte d’Union et de la Confédération. Beaucoup avaient cette fierté de ne rien devoir aux « descendants des vainqueurs » anglais pour ce qui concerne la forme que prenait leur occupation du territoire. Elle s’était établie, notamment dans l’Ouest, avec une proximité remarquable avec les Premières nations. Comme dans le cas de la colonie de la Rivière rouge, écrasée par la violence coloniale qui conduisit à la pendaison de son chef métis canado-américain francophone bilingue et catholique pratiquant qu’était Louis Riel. Honoré Mercier, premier ministre du Québec à l’époque, dira « Riel, notre frère est mort ». Une chose impensable aujourd’hui.
Cette dimension continentale de l’identité canadienne-française, cette épopée dans l’histoire des Amériques, on la doit à l’esprit des découvreurs qui animait les nôtres : La Vérendrye et ses fils, (qui atteignirent les premiers les Rocheuses), Louis Jolliet et le père Marquette (qui decendirent depuis les Grands lacs le Mississipi jusqu’en Louisianne), François La Mothe de Cadillac (fondateur de Détroit), Étienne Brulé (fondateur de Toronto), etc. et à leur proximité inégalée avec les peuples indigènes, sans qui, alliés depuis 1603, la découverte des deux tiers de l’Amérique du Nord par une poignée de Français-néo-français n’aurait jamais pu être possible. Mais on la doit aussi à l’église catholique et son esprit missionnaire qui, par la grâce de Dieu, ne faisait qu’un tout avec celui des découvreurs. Il faut le rappeler, le rapport étroit entre l’église catholique et ses institutions ramifiées (écoles, journaux, hôpitaux, soutien agricole, coopératives, etc.) et la population, entretenait le riche terreau qui gardait dans une essentielle cohésion le peuple canadien-français disséminé aux quatre coins de l’Amérique du Nord. Cette épopée bien réelle, florissante mais constamment réprimée depuis la Conquête britannique, souffrait d’un manque de poids démographique et du si indispensable pouvoir structurant que constitue le pouvoir politique. A-t-on eu tort de voir pour une fois ce pouvoir politique tenter audacieusement d’affirmer sa prépondérance au sein du territoire québécois embourgadé, redéfini par les Anglais comme The Province of Quebec ? Probablement pas. Mais on ne peut rester davantage dans le déni des résultats.
Une querelle politique peut-elle faire mourir un peuple ?
La réponse est oui et non. Les États-Unis ont survécu à la guerre de sécession, l’Allemagne a survécu au mur de Berlin. Les Irlandais parlent anglais mais sont fiers de leur caractère national. Les Canadiens-français peuvent-ils, maintenant que leur rapport avec la foi catholique est fortement modifié, reformer un jour une alliance? Comme les Juifs et les Kurdes qui restent tissés serrés dans la diaspora malgré des différences considérables au sein de leur communauté? Les Premières nations, ces autres vaincus, bien que dispersés sur un vaste territoire font preuve de plus en plus de cohésion dans l’expression de leur volonté politique. C’est donc au profit de quelle cause qu’a été prononcé (voire célébré) la mort du Canada-français par des Québécois influents ? Nul besoin d’être devin pour pronostiquer qu’encourager la division de cette façon consiste à rejeter à jamais que se reforment des liens d’utilité politique. Le sentiment de supériorité d’un Québec francophone qui s’est pris pour beaucoup plus puissant qu’il ne l’est est une balloune qui se dégonfle lentement. Désespérés de voir toute relance significative apparaître, le Québec n’a plus d’autre choix que de rechercher le regroupement des forces vives chez les « descendants des vaincus ».
Les Québécois de l’époque des États généraux croyaient marcher au succès de leur émancipation nationale en comptant sur leur propre force. Ce rare sentiment de puissance a justifié la rupture avec un long passé de résistance, une résistance qui se confondait à ce qu’on a longtemps appelé «la survivance», terme que l’on a souvent déprécié en faisant fi du contexte. Mais c’était pourtant cette attitude, exempte de tout jovialisme à bon marché qui leur avait permis de passer au travers. Sourde survivance contre «jovialisme». Au regard de l’épreuve du temps, à qui reviendrait aujourd’hui la palme de la sagesse ? Quand on songe que la rupture d’avec le Canada-français, dont bien des chefs de file québécois se sont montrés satisfaits, libérés, débarrassés, constituera le seul séparatisme que ces derniers auront parfaitement réussi en cinquante ans!
En guise de bilan provisoire
Si le brave mouvement autonomiste a cru utile de rompre avec le Canada-français pour mieux faire son indépendance territoriale québécoise, cinquante ans plus tard, l’indépendance n’étant toujours pas faite et moins à la portée, conviendrait-il de reprendre le dialogue là où il a été laissé? Là où il s’est perdu dans les fantasmes et la vanité des représentants d’une «nation québécoise» improvisée? Qui en fait n’existe que depuis cinquante ans, pur produit de la rupture du Canada français. Lionel Groulx n’a pas écrit l’histoire du Québec mais l’«Histoire du Canada français depuis la découverte». Maurice Séguin, historien franco-canadien de l’ouest, influent chez les indépendantistes québécois, avait pour but de «faire le récit des relations entre les nationalités canadienne-anglaise et canadienne-française au Canada» [1]. Pas de Québécois là-dedans! Et Me Christian Néron, historien des institutions, ne reprend-t-il pas les termes «descendants des vaincus et des vainqueurs»? Dans sa Genèse de la société québécoise, Fernand Dumont est obligé de recourir au vaste fonds de notre histoire commune [2]. Le repli de la question nationale canadienne sur les contours du territoire québécois a été chanté sur tous les tons pour ses nouvelles vertus de modernisme et de civisme. Le repli provincial des Canadiens-français, pratiqué avec encore plus de conviction au Québec qu’ailleurs, n’aurait-il pas constitué une aubaine pour le Canada-anglais ? Dans la prochaine partie, nous examinerons plus en détail la question nationale au Canada et les perspectives inédites qu’offre une approche enracinée dans l’histoire.
Pour lire la première partie de cette série : Le Québec isolé dans un Canada qui l’ignore : un destin tragique
Notes :
[1]. Histoire des deux nationalismes au Canada, 1997, Préface de Bruno Deshaies, p. VI
[2]. Il écrit : « Au début de la Confédération, 75 000 Canadiens français habitent le Haut-Canada. Il semble que les Pères francophones de la Confédération les oublient; les deux sociétés n’existent apparemment que dans la province de Québec. » En 1865, Hector Langevin déclare : « Le Haut-Canada a une population homogène pratiquant diverses religions. » George-Étienne Cartier pense de même en 1866 : « Le Haut-Canada n’est habité que par une seule race, il en est autrement du Bas-Canada. » (p.210)