Ironie dans la lutte parlementaire

L’Histoire humaine est parfois cruellement ironique et celle des partis de gauche l’est souvent bien plus encore. Combien de fois nos esprits se sont vite emballés devant des avancées politiques qui ne pouvaient être que triomphantes, mais qui se sont finalement révélées de véritables fiascos! Pourtant, la recette programmatique était parfaite et le soutient populaire au beau fixe, mais les événements en ont voulu autrement et c’est le statu quo, voir la réaction, qui en a remporté la mise…

L’époque actuelle est riche en échecs et les exemples d’erreurs en politique ne manquent pas. Pourtant, si l’enseignement de ces luttes passées démontre bien que le dogmatisme idéologique et la croyance en une recette révolutionnaire sont des erreurs pour les divers mouvements socialistes, il ne faudrait pas non plus négliger l’expérience récente que nous ont fait profiter les échecs de la social-démocratie. Par exemple, l’expérience nous a prouvé, par l’échec de Syriza, qu’un programme social-démocrate conséquent doit impérativement passer par la recherche de la souveraineté du pays qu’il souhaite réformer, malgré les difficultés qu’elle impose[1], car, autrement, ce sont les créditeurs et les « associés[2] » qui dictent dans les faits la politique du pays.

Nous savons aussi que les vieux partis sociaux-démocrates, peuplés d’apparatchiks carriéristes, souvent issus de la « droite complexée[3] », forment des obstacles beaucoup plus dangereux pour la cause que peut l’être l’opposition de droite. C’est pourquoi il est parfois nécessaire de s’imposer devant cette fausse gauche, qui s’approprie cet électorat à des fins carriéristes, avant de réellement être en mesure de combattre la droite.

De cette liste, nous pouvons maintenant y ajouter une autre leçon. Celle, toute récente, de l’échec du Labour britannique de Jeremy Corbyn. Comme la grande majorité des partis sociaux-démocrates de type « Labour », son aile droite (les blairistes) régnait en maître depuis des décennies, au nom de « l’efficacité » et du « moindre mal ». Cela, jusqu’à se demander si le parti pouvait encore vraiment se qualifier de « social-démocrate ». Cependant, à l’issue d’une série de défaites et de changement de chefs, la vieille garde finit par se faire battre par l’aile socialiste du parti (représenté par Jeremy Corbyn). Celle-ci fut donc en mesure de mettre en place un programme social ambitieux. La première grande difficulté était donc déjà en bonne partie réalisée et l’espoir revenu, car le labour n’avait pas été dirigé par de vrais « sociaux-démocrates » depuis la naissance d’une bonne part des actuels militants du parti, mais comme vous le savez probablement les embûches ne faisaient que commencer…

Il y eut d’abord le référendum sur le « BREXIT » et sa victoire surprise qui posa de graves problèmes à Jeremy Corbyn, car son parti est majoritairement favorable au « REMAIN » (partisan de l’Union européenne). Jeremy Corbyn étant de tradition plus ou moins eurosceptique, comme l’est traditionnellement l’aile ouvriériste du parti, il eut quelques scrupules à prendre clairement position lors des débats, car celui-ci tenait mordicus à maintenir l’unité du parti afin d’éviter qu’une érosion des troupes pro-REMAIN soit tentée d’aller grossir celle des Libéraux démocrates, comme ce fût le cas à la suite de la scission de 1981. Cependant, cette volonté de prioriser l’unité comporte des inconvénients en termes de cohérence, étant donné que l’euroscepticisme de la gauche du parti n’a pas grand-chose à voir avec le nationalisme du parti conservateur.

Comme l’exemple de Syriza l’a démontré, l’Union européenne n’est pas cette belle confédération démocratique que ces partisans vantent tant, mais bien une organisation internationale servant à imposer l’ordo-libéralisme allemand aux autres pays membres.  Il est donc tout naturel que la véritable social-démocratie soit eurosceptique, malgré son souhait de construire une véritable confédération européenne. C’est au travers de cette ambiguïté que la « droite complexée » agira contre Corbyn et sa tendance. Comme le BREXIT comporte beaucoup de partisans issus du nationalisme réactionnaire et que l’institution européenne se cache derrière un projet politique soi-disant progressiste, il est facile d’amalgamer la méfiance envers l’UE à une forme de nationalisme. Et comme celui-ci s’est grandement centré sur la crainte de l’immigration, lors des nombreux débats qui ont précédé le BREXIT, l’amalgame « euroscepticisme = racisme » devint un argument rhétorique fort.

Ajoutons à cela une quantité de nouveaux membres issus de ce qu’on nomme familièrement les « justiciers sociaux[4] », qui ne résonnent peu ou pas en termes de classes, mais presque uniquement en termes de valeurs morales et d’identités, et nous avons une direction de parti contraint d’être incohérent par souci d’unité. D’un côté celle-ci souhaite mettre en place un programme social-démocrate ambitieux, programme nécessitant bien sûr d’outrepasser les règles de gouvernance prescrite par l’UE, mais d’un autre côté celle-ci est aussi forcée de combattre la mise en place du BREXIT conservateur, par « antiracisme ».

La situation parlementaire britannique était devenue tellement absurde, en fin 2019, que le nouveau chef conservateur (Boris Johnson) ne pouvait faire adopter sa négociation du BREXIT, n’ayant pas la majorité au parlement, mais était tout de même obligé de maintenir la négociation, via une loi votée plus tôt en septembre (le Benn Act). Même l’organisation de nouvelles élections, ayant pour but de trancher la question, était bloquée, car une majorité de députés devait préalablement faire tomber le gouvernement. Comme la balance du pouvoir était du côté du Labour, c’est eux qui sont directement en cause dans le blocage du BREXIT. BREXIT pourtant validé par référendum et dont une bonne part du soutien (ne l’oublions pas) provenait de la gauche britannique !

Ce qui devait donc arriver arriva. Les élections générales de décembre 2019 ont tranché la question du BREXIT avec une majorité confortable pour les conservateurs (365 députés sur 650) et une défaite historique pour le Labour dirigé par Jeremy Corbyn (202 députés). Une défaite à ce point historique qu’il fit pire que la redoutée élection de 1983. Celle qui a succédé à la scission de 1981 évoqués plus haut. Évidemment, les blairiste du labour auront beau jeu d’attribuer cette défaite au programme social du parti, puisque dans les deux cas, le parti était dirigé par son aile gauche. Cependant, comme je l’ai expliqué, la vraie raison se trouve d’abord et avant tout dans l’incohérence idéologique et dans ce blocage absurde qu’a effectué le parti dans le processus du BREXIT. Ajoutons à cela une tendance qu’avaient les jeunes du parti à assimiler « Brexiters » et racistes et vous avez un désastre inévitable !

Dans le Monde diplomatique de janvier 2020, un article de Chris Bickerton analysa dans des termes similaires l’échec du Labour de Corbyn. Plus intéressant encore, l’encadré joint à cet article, résume une entrevue avec le comédien Chris McGlade qui expliquait pourquoi : « Je suis travailliste, j’ai voté conservateur » !

« Je viens de Redcar, une ancienne ville industrielle sur les bords de la Tees. Nous n’avons jamais eu de député conservateur ici. Mais, même si les tories ont décimé notre industrie, éteint nos fours à coke et fermé les plus grands et les plus anciens hauts-fourneaux d’Europe, Redcar a voté conservateur le 12 décembre. (…)

Pourquoi ? Parce que le Parti travailliste est dominé par des bourgeois (…) qui nous détestent. Ils se moquent tout autant de nous que les conservateurs, mais de la part des conservateurs, ça ne nous surprend pas. (…)

La classe ouvrière n’est pas intolérante. Je me fiche de votre race, de votre religion ou de votre orientation sexuelle. (…) Mais, depuis que les résultats des élections sont tombés, les bourgeois progressistes nous tombent dessus et nous reprochent d’être ignorants, stupides et racistes. Ils nous expliquent que nous nous sommes tiré une balle dans le pied. (…) Ils descendent dans les rues des grandes villes pour dénoncer le résultat d’un vote démocratique et chantent « Oh, Jeremy Corbyn ». Mais ne se rendent-ils pas compte que Jeremy Corbyn déteste l’Union européenne tout autant que nous ? Ils sont europhiles ; pas lui, qui a été contraint par son propre parti à défendre une position qui n’était pas la sienne. (…)

Le Parti travailliste ne représente plus la classe ouvrière dans le Nord-Est. (…) Nous n’avons plus les moyens de nous faire entendre. Alors, nous avons voté pour la seule formation qui se proposait de respecter notre vote [lors du référendum sur la sortie de l’Union européenne] en 2016. (…) »

On pourrait croire que ce cri du cœur est anecdotique, mais je crois que ce sentiment de trahison était fortement généralisé chez la vieille classe ouvrière paupérisée par les directives néolibérales de l’Union européenne. Loin d’être un simple débat sur l’identité et l’immigration, le BREXIT était d’abord une question de souveraineté politique qui pouvait unir temporairement des gens qui en espèrent des conséquences bien différentes. Le programme de Jeremy Corbyn n’étant pas concrètement possible dans le cadre européen, l’idéal aurait donc été de quitter l’UE et ensuite voter pour une direction politique progressiste (un Brexit de gauche). Autrement dit, accepter le BREXIT lorsque les conservateurs étaient minoritaires pour ensuite organiser des élections pour en orienter politiquement la suite via les futurs traités. Cela aurait été tout à fait faisable et gageons que les résultats en auraient été fort différents …

Malheureusement, l’ironie de l’histoire a voulu que cette volonté si ardente de maintenir l’unité du parti, au mépris de la cohérence, soit la cause de la perte de 60 députés, mais a surtout permis de décrédibiliser l’aile gauche du parti pour un bon moment. Pourtant, le parti conservateur de Boris Johnson n’est pas qu’eurosceptique, il est aussi affreusement néolibéral[5] et le pays a soif de justice ! Pourtant c’est le néolibéralisme de tradition thatchérienne qui s’est imposé au détriment de la social-démocratie, alors que les conditions sociales engendrées par l’ordo-libéralisme allemand (qui est à toute fin pratique la même chose) avaient placé une autoroute à la gauche …

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[1] Les peuples cubains et vénézuéliens en savent quelque chose !

[2] Dans ce cas-ci, l’Allemagne.

[3] La « droite complexée » est cette tendance de centre droit des partis sociaux-démocrates se prétendant quand même de gauche, mais d’un point de vue purement déclaratif et moral. Leurs politiques sont généralement aussi à droite que celle des partis de centre-droits, mais agrémentés d’une communication moralisatrice sur les questions du racisme, du sexisme et de l’homophobie. La cause d’une plus grande représentation de femmes ou de minorités dans les organisations réactionnaires ou les multinationales en forme un exemple typique puisque le but n’est plus d’abolir les entités qui créent les injustices, mais seulement de les rendre moralement plus acceptables.

[4] Il n’est pas évident de les nommer correctement, mais j’en fais un topo assez exhaustif dans un article sur la question de « l’appropriation culturelle ».

[5] Je sais qu’il a mis en place quelques mesures sociales, mais cela est surtout un gage donné afin de favoriser la stabilité sociale lors des prochaines négociations avec l’UE prévues en 2020.

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