Grande entrevue exclusive avec Maxime Laporte (première partie)

Il a été Président général de la Société Saint-Jean Baptiste (SSJB) de Montréal pendant plus de six ans, de 2014 à 2020. Il lui a redonné un nouveau souffle de jeunesse et d’audace. Vous trouverez d’ailleurs ici un aperçu de ses innombrables réalisations tout au long de ses trois mandats à la tête de cette institution phare fondée en 1834. Depuis 2015, il préside également le Mouvement Québec français (MQF), en plus de prendre part à plusieurs autres organisations citoyennes. En sa qualité d’avocat, il défend devant les tribunaux la loi 99 sur l’autodétermination du peuple québécois contre les assauts du Canada, entre autres dossiers de portée nationale. C’est un ami. Un camarade indépendantiste. Je me suis entretenu avec Me Maxime Laporte.

Pierre-Luc Bégin (P.-L. B.) : La question du français revient à l’avant-plan de l’actualité ces dernières semaines. On t’a d’ailleurs vu intervenir plusieurs fois au nom du Mouvement Québec français pour réclamer un renforcement de la loi 101. L’idée d’un tel renforcement semble faire consensus dans le Québec francophone et la CAQ promet une réforme « costaude ». En même temps, la CAQ investit 50 M$ dans l’agrandissement du cégep Dawson et donne le Royal Victoria à l’Université McGill, sans que cela ne suscite tellement de réactions… Comment vois-tu cette contradiction ?

Maxime Laporte (M. L.) : D’abord, merci cher Pierre-Luc de me recevoir. Au passage, je tiens à te féliciter pour le succès des Éditions du Québécois, ainsi que la constance et l’excellence de ton travail ; c’est tout à ton honneur ! D’ailleurs, j’encourage tout le monde à jeter un coup d’œil à la boutique des Éditions ; on y trouve des livres exceptionnels et d’excellentes idées de cadeaux !

Voilà pour le message publicitaire. Je réponds donc à ta question…

« Contradiction », le mot m’apparaît ici encore trop faible. C’est une véritable forfaiture. Un parjure impardonnable de la part d’un gouvernement soi-disant nationaliste qui, pour mieux sauver les apparences, nous chante volontiers tantôt son amour du français, tantôt ses plus beaux serments patriotiques, mais toujours en prenant la précaution de garder ses gros doigts immuablement croisés dans son dos… Et dans le nôtre.

Après des mois à n’en plus finir d’accoucher de sa réforme, la CAQ semble avoir paradoxalement tout mis en œuvre, avec sa loi 66, pour que le bébé tant attendu, qu’on nous annonce « costaud », ne vienne finalement au monde estropié et condamné d’avance, vu toutes les meurtrissures que lui aura déjà infligées, in utero, son propre géniteur.

S’appliquant soigneusement à maintenir dans la brume ses véritables intentions quant à l’avenir du français, notre très provincial gouvernement n’hésite pas une seule seconde, pour autant, lorsqu’il s’agit encore une fois de couler l’anglais dans le béton à Montréal…

En septembre dernier, à peine venait-on de gréer l’Office québécois de la langue française (OQLF) d’une maigre bonification budgétaire de 5 M$, nos dirigeants confirmaient du même souffle leur intention de donner le go à des chantiers totalisant au moins 750 M$, voués à hypertrophier encore davantage ces authentiques machines à angliciser que constituent McGill et Dawson.

Le chantier Dawson se veut un agrandissement de ses installations de l’ordre de 10 000 m2, lequel permettra à ce cégep public anglophone déjà très vorace[1] d’augmenter sa capacité d’accueil d’environ 10%, si ce n’est le double, sachant pertinemment que Dawson n’a eu de cesse, ces dernières années, d’abuser des limites fixées par le ministère de l’Éducation supérieure.[2]

Mais, dans toute cette histoire, Dawson n’est que la pointe de l’iceberg. Car, comme chacun le sait, Québec a aussi résolu d’autoriser une énième expansion de l’empire mcgillois, cette fois dans le cadre d’un projet de réaménagement du site de l’ancien hôpital Royal-Victoria. Le tout, en faisant fi des levées de boucliers citoyennes et parlementaires – car oui, il y en a eu, heureusement ! –, et sans même daigner répondre aux appels visionnaires lancés par certains de nos plus brillants esprits – Robert Laplante au premier chef –, invitant plutôt à y bâtir une grande université internationale de la Francophonie[3]

À lui seul, le chantier du Royal-Vic implique des dépenses de l’ordre de 700 M$ pigés à même les poches des payeurs de taxes (près d’un milliard, en fait, sans compter les prévisibles dépassements de coût).

Après le déploiement scandaleux du McGill University Health Centre au tournant des années 2010 – cela même s’il était clair que Montréal n’avait aucunement besoin d’un second mégahôpital universitaire (il fallait faire plaisir à McGill, faut croire !) – ; et après les milliards de fonds publics engloutis dans cette monstruosité surfinancée, véritable catalyseur de l’anglo-bilinguisation institutionnelle de notre métropole, on en redemande ?

Encore une fois, il faut bien comprendre que les ressources gargantuesques dont bénéficient les établissements d’enseignement supérieur anglophones au Québec sont sans commune mesure avec le poids démographique réel des locuteurs de langue maternelle anglaise qui, au dernier recensement, représentaient seulement 8,1 % de la population québécoise[4]. Ainsi, les universités anglaises obtiennent à elles seules près du tiers de l’ensemble du financement universitaire public pour le Québec (provincial et fédéral)[5]. Quant au réseau collégial anglophone, il absorbe environ le cinquième des fonds publics destinés aux cégeps[6]. Ce n’est donc pas sans raison que certains parlent d’une injustice de facture « néo-rhodésienne ». Le tout, au détriment de l’essor de nos institutions collégiales et universitaires francophones qui, dans ce contexte, mènent une course désespérée aux nouvelles « clientèles », jusqu’à développer – tiens, tiens – des programmes de cours en anglais, – marchandisation de l’éducation oblige. Le tout, bien sûr, sous la bénédiction proactive de la Fédération des cégeps qui, comme on vient de l’apprendre, encaisse des chèques du fédéral pour l’avancement de l’anglais au Québec.

Ce naufrage, cet auto-sabotage doit cesser. À quoi bon appliquer quelque sparadrap, si c’est pour ensuite aggraver l’hémorragie à grands coups de couteau ? Quel drôle de nationalisme que ce national-masochisme de la CAQ !

P.-L. B. : Pour les défenseurs de la langue et les fins observateurs du statut du français, l’effet anglicisant du surfinancement des institutions postsecondaires anglophones ne fait généralement aucun doute. Mais qu’as-tu à répondre à tous ceux qui prétendent qu’il s’agit là d’un faux problème ; qui pensent que les établissements comme Dawson ne nuiraient en rien à la vitalité du français ; que ce serait au contraire une bénédiction pour de nombreux jeunes Québécois désireux de maîtriser l’anglais et d’exercer leur « libre-choix » pour ce faire ?

M. L.: Faut-il le rappeler, à l’heure où l’on se parle, Dawson College, sis à Westmount, constitue le plus gros cégep au Québec, avec plus de 7889 étudiants à temps plein (2018) [7] – nonobstant les milliers de demandes d’admission que son devis actuel l’oblige encore à rejeter, année après année[8]. En plein essor, cette institution jadis minuscule et dédiée essentiellement à la communauté québécoise d’expression anglaise, se révèle aujourd’hui un puissant pôle d’attraction pour nombre de finissants du secondaire francophone. Toujours selon ce que rapporte le chercheur Frédéric Lacroix, la population étudiante de Dawson se trouve désormais composée à majorité de personnes n’ayant pas l’anglais comme langue maternelle, à savoir 22,1% de francophones et 39,5% d’allophones ; ces derniers étant d’ailleurs plus nombreux que les anglos eux-mêmes (38,4%)[9].

Entre 1995 et 2018 dans l’île de Montréal, les cégeps anglophones – Dawson au premier chef – ont capté 95 % de la hausse globale de la clientèle étudiante collégiale[10]. Quant aux institutions francophones de la métropole, leur clientèle préuniversitaire comptait, pour l’année 2018, 1001 étudiants de moins qu’en 1995, pendant que le secteur anglais en gagnait 3532 (5760 en comptant la filière technique)[11]

Selon Lacroix, « si la tendance se maintient, le rythme de progression du réseau anglais est tel que le poids relatif du secteur préuniversitaire de langue française dans l’île de Montréal passera sous la barre du 50 % dès l’automne 2021 »[12]. Bref, à ce chapitre, le français fait face – pas dans 100 ans, ni même dans 10 ans, mais dans à peine quelques mois – à la catastrophe ; à la minorisation.

Il y a quelques années, l’Institut de recherche sur le français en Amérique (IRFA) a su démontrer[13] par A + B que la fréquentation du cégep anglais tend très clairement à modifier les comportements sociolinguistiques des non-anglophones, notamment au plan de leurs habitudes de consommation culturelle. Ainsi, 91 % des allophones et 80 % des francophones fréquentant le cégep anglais ont exprimé l’intention de s’inscrire, après l’obtention de leur DEC, dans une université anglophone. Faut-il se surprendre, dans ce contexte, que l’UQAM, par exemple, a enregistré une baisse de 12 % de ses inscriptions depuis 2014-15…[14] Eu égard à la langue de travail, 72 % des allophones et 54 % des francophones sondés projetaient, à la suite de leurs études, de gagner leur pain en anglais. Aussi, une majorité préféraient aller voir des films ou des spectacles en anglais… Rien de très étonnant à ce chapitre, tu me diras, mais tout de même, les étudiants du cégep anglais au Québec sont moins de 5 % à préférer visionner des films en français, chiffre qui s’élève pourtant à un peu plus de 60 % chez ceux qui fréquentent le cégep français. Il va sans dire, il y a un lien de corrélation à peu près direct entre anglicisation et acculturation.

De manière générale, il est bien admis que le statut d’une langue est fonction de son nombre de locuteurs et de sa vitalité institutionnelle. Or, devant l’expansion apparemment illimitée de la sphère institutionnelle anglophone ; devant la concurrence déloyale du modèle d’aménagement linguistique fédéral, lequel favorise systématiquement l’anglais sous couvert de « bilinguisme » ou de « dualité linguistique » ; et enfin devant la lâcheté et la médiocrité de nos dirigeants, force est de constater que nous ne sommes pas équipés, avec ce qu’il reste de la Charte de la langue française – déjà massacrée à la tronçonneuse par les tribunaux canadiens – pour garantir à moyen terme la vitalité du français au Québec. D’où l’absolue nécessité d’un renforcement de loi 101 et de la politique linguistique du gouvernement ; et l’absolue nécessité de l’indépendance nationale.

Par ailleurs, pour répondre à l’autre partie de ta question, cher Pierre-Luc, il faut savoir que les jeunes non-anglophones qui s’inscrivent au cégep anglais sont, pour la plupart, déjà « bilingues ». À titre d’illustration, en 2016 dans l’île de Montréal, la connaissance de l’anglais chez les francophones de 15 à 24 ans s’élevait à 77,7 %[15]. D’ailleurs, depuis 2011, les jeunes Montréalais de langue française sont plus bilingues que leurs homologues anglophones, – preuve que l’on enseigne apparemment très bien la langue de Shakespeare dans nos écoles primaires et secondaires francophones, contrairement à ce que plusieurs prétendent…

Plus globalement, on souligne trop rarement que les Québécois forment déjà l’un des peuples les plus anglo-bilingues au monde, même si d’aucuns semblent penser que ça ne suffit pas ; que ça ne suffira jamais ; bref qu’à leurs yeux on ne sera jamais vraiment assez anglais, sauf peut-être le jour où le Québec sera enfin devenu, à leur satisfaction, résolument anglophone…

Toujours est-il que dans la plupart des cas, non, on ne va pas à Dawson par souci d’apprendre une langue, l’anglais, que l’on maîtrise déjà par ailleurs, mais bien davantage dans l’espoir de goûter ou d’accéder aux privilèges et autres avantages qui, en 2020 au Québec, sont encore ceux de l’élite canadian et anglo-montréalaise. Pour quiconque se sent plus ou moins handicapé de ne pas appartenir naturellement à ce milieu hégémonique, les collèges publics anglophones font figure, en quelque sorte, de rampes d’accès par excellence pour y parvenir – gratuitement qui plus est. Ces institutions sont perçues comme autant d’élévateurs socioéconomiques ; une véritable planche de salut professionnel, un gage d’émancipation et de réussite personnelle…

C’est assurément là le propre des peuples en situation de bilinguisme ou de diglossie coloniale ; peuples pour qui la langue du « colonisateur », pour ainsi dire, jouit toujours, invariablement, d’une « utilité » prétendument absolue, y compris sur leur territoire national, de par le statut et le prestige « supérieurs » de cette langue, jusqu’à générer des comportements d’« aliénation » linguistique, pour citer Gaston Miron. Surtout, on y verra l’une des conséquences directes de nos propres inachèvements nationaux, de notre subordination politique, de nos tentatives ratées de faire du Québec un pays libre, et notamment de notre échec à faire du français, chez nous, « la langue de la piastre » ; expression empruntée à René Lévesque. Mais soyons optimiste ; ce n’est pas parce qu’on a échoué jusqu’ici qu’il nous est interdit de réussir dans l’avenir.

Enfin, la question pertinente ici n’est pas tant celle du fameux « libre-choix » individuel d’aller étudier en anglais après l’école secondaire, mais de savoir qui donc devrait payer pour l’exercice de ce soi-disant libre-choix ? Est-il normal que la collectivité québécoise au grand complet se retrouve ainsi à financer sa propre anglicisation, en acquittant sans broncher la facture de n’importe quel jeune de 17 ans désireux, consciemment ou non, de vivre au Québec comme on vit à New-York ou à Toronto (à ce titre, ne dit-on pas que les voyages forment la jeunesse) ?

Il s’agit donc, fondamentalement, non d’un choix individuel, mais d’un choix de société ; un choix national. Or, il se trouve que nous sommes probablement la seule nation en Occident à garantir un accès et un financement aussi illimités à un réseau d’enseignement public dispensant entièrement ses services dans une langue autre que la langue nationale. Plus fondamentalement, nous sommes sans doute la seule nation à investir aussi bêtement dans sa propre disparition… En l’occurrence, le choix de société le plus juste et le plus viable qui s’impose à nos dirigeants, afin de renverser la régression inacceptable du statut de notre langue commune, consiste à appliquer sans attendre la loi 101 au cégep, et à mettre fin aussi au surfinancement éhonté des universités anglophones.

 

La suite de cet entretien sera disponible le 4 janvier… Suivez-nous sur nos réseaux sociaux !

 

[1] Voir les travaux du chercheur indépendant Frédéric Lacroix à ce sujet, notamment son livre Pourquoi la loi 101 est un échec, paru récemment chez Boréal.

[2] « C’est le Québec qui finance sa propre assimilation : entretien avec Frédéric Lacroix (intervieweur : Mathieu Bock-Côté) », Journal de Montréal, 8 juin 2020, [EN LIGNE] journaldemontreal.com/2020/06/08/cest-le-quebec-qui-finance-sa-propre-assimilation-entretien-avec-frederic-lacroix

[3] Laplante, Robert, « Pour la création de l’Université internationale de la Francophonie », Le Devoir, 3 septembre 2020, [EN LIGNE] ledevoir.com/opinion/idees/585255/quebec-pour-la-creation-de-l-universite-internationale-de-la-francophonie

[4] Statistique Canada, « Langue maternelle », Recensement 2016, [EN LIGNE] www150.statcan.gc.ca/n1/pub/11-630- x/11-630-x2018001-fra.htm

[5] Collectif de professeurs, « Les universités anglophones financées démesurément », La Presse, 22 février 2013.

[6] Lacroix, Frédéric, « Les cégeps français à Montréal : le début de la fin ? », L’Action nationale, Montréal, Vol. CX, No 2 (février 2020).

[7] Lacroix, Frédéric, « 50 millions $ au Dawson College pour 800 étudiants de plus », 12 juin 2020, [EN LIGNE], fredericlacroix.quebec/2020/06/12/50-millions-au-dawson-college-pour-800-etudiants-de-plus/

[8] [EN LIGNE] journaldemontreal.com/2020/06/08/cest-le-quebec-qui-finance-sa-propre-assimilation-entretien-avec-frederic-lacroix

[9] Lacroix, Frédéric, « 50 millions $ au Dawson College pour 800 étudiants de plus », préc.

[10] Lacroix, Frédéric, « Les cégeps français à Montréal : le début de la fin ? », préc.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Sabourin, Patrick, Dupont, Mathieu et Bélanger, Alain, « Le choix anglicisant : Analyse des facteurs orientant les francophones et les allophones dans le choix d’un cégep sur l’ile de Montréal », IRFA, décembre 2010. [EN LIGNE] irfa.ca/site/publications/le-choix-anglicisant/

[14] Richer, Benjamin, « Les finances de l’UQAM dans le rouge », Montréal Campus, 14 décembre 2020, [EN LIGNE] montrealcampus.ca/2020/12/14/les-finances-de-luqam-dans-le-rouge/?fbclid=IwAR0vHyY_dQJP8N65vGh5hk-lkt9Ul6T1JRwRJgXQ-rycBb2nSVrDLA9YGSY

[15] Castonguay, Charles, « Hausse de l’anglicisation des francophones à Montréal », L’Aut’journal, 11 juin 2018, [EN LIGNE] lautjournal.info/20180611/hausse-de-langlicisation-des-francophones-montreal

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