En marge du débat sur le mot commençant par un « N »

Pour une justice contrant l’exploitation et l’oppression

Dans le débat à propos de l’usage du mot commençant par un « N » s’affronte formellement la lutte contre le racisme systémique et celle pour la liberté d’expression. Dans notre monde qui connaît une crise multidimensionnelle historiquement sans précédent — mais la crise combinée de la Première guerre mondiale et de la grippe espagnole offre un certain parallèle… sans l’abîme de la fin de la civilisation dus aux crises climatique et de la sixième grande extinction — les peuples racisés et autochtones tout comme la liberté d’expression connaissent des jougs s’appesantissant sans cesse. La lutte pour la démocratie commande de mener un combat sur ces deux fronts tout en résolvant leur apparent antagonisme car l’une est la condition de l’autre et vice-versa. Comment lutter contre le racisme systémique sans la liberté d’expression la plus grande ? Comment lutter pour la liberté d’expression sans la pluraliste unité populaire la plus solide ?

Ignorer ou minimiser le racisme systémique, ou le sexisme ou l’homophobie ou l’exploitation, comme le font les démocrates libéraux oublie que la liberté d’expression se déploie à dimension variable selon la fortune, la facilité langagière, l’aisance culturelle, le réseau de relations ou la possibilité d’accès aux médias suite à la discrimination. Une telle défense individualiste de la liberté d’expression avantageant objectivement les groupes oppresseurs si ce n’est que par défaut provoquera tendanciellement chez les groupes opprimés l’indifférence, la tiédeur et même le rejet de ce droit. (Il en est ainsi aussi pour le principe basique de la présomption d’innocence du système de justice d’où le cri de croire les femmes victimes de viol.) De dire Lénine « Tant que les classes ne sont pas abolies, à chaque discussion sur la liberté et l’égalité, il faudrait tout au moins se poser les questions : la liberté, mais pour quelle classe, et pour en faire quel usage ? » (La lutte dans le Parti Socialiste Italien, 1920) Si la question est pertinente par rapport au prolétariat, elle l’est aussi par rapport groupes opprimés de ce monde écorché.

Le racisme systémique est excessif de façon inhérente au capitalisme né et resté raciste. Pensons à tous ces employeurs, prêteurs, locateurs, policiers et employés qui discriminent sans que la personne racisée qui en est victime puisse prouver quoi que ce soit non seulement par manque de personnes témoins mais à cause de la connivence de celles-ci quand il y en a et de celle des autorités compétentes en devoir de recevoir la plainte. Heureusement que l’exception des téléphones portables, de temps à autre, met à nue la hideur du monstre. Il ne faut pas alors se surprendre qu’en ces temps de mise à nue et de mobilisation contre le racisme systémique, une partie des personnes racisées, particulièrement chez sa jeunesse, aient une réaction excessive vis-à-vis la liberté d’expression jusqu’à recourir à l’anathème. Critiquer ce dernier excès, théorisé en «cancel culture», exige d’abord et avant tout de combattre le premier et généralisé excès.

On parle de cyber-intimidation qui peut mener très loin. On ne peut pas découpler celle-ci de la méthode des anathèmes qui dispense de l’analyse des mises en contexte. Les anathèmes relèvent de la métaphysique et conduisent à des choix absolus aux extrêmes stigmatisant irrémédiablement les gens. Cette méthode et ses possibles conséquences tragiques nuisent à la lutte contre le racisme systémique en la privant inutilement de plusieurs personnes potentiellement alliées tout en donnant des munitions à ceux et celles qui nient le racisme systémique. Il serait trop dommageable d’au bout du compte mettre en danger le droit d’expression des personnes racisées parce que certaines auraient voulu faire taire par des anathèmes certaines personnes blanches bien souvent alliées. Comme personne blanche, on peut écouter les personnes racisées et autochtones sans être d’accord sur tout et tout en participant ou soutenant leur combat.

Y aurait-il une porte de sortie ? La justice bourgeoise s’est construite contre l’arbitraire féodal qui menait à la Bastille quand ce n’est pas à l’échafaud. Elle lui a opposé l’égalité citoyenne devant la loi dont découle la présomption d’innocence jusqu’à preuve du contraire. On sait depuis longtemps que certaines personnes citoyennes sont plus égales que d’autres. La justice citoyenne est grosse de la justices des personnes exploitées et opprimées. Serait-il possible d’aller, du moins dans certaines circonstances, jusqu’à une présomption de culpabilité de l’homme face à la femme, de la personne blanche face à celle racisée, de la personne hétérosexuelle face à celle homosexuelle, du patron ou de son État face à la personne prolétaire ? Tel serait me semble-t-il le principe de base d’un système de justice anticapitaliste vers lequel on peut se mettre en marche dès maintenant. Food for thought.

Posted in chroniques arts et culture, Journal Le Québécois.