Il y a dix ans aujourd’hui, notre ami, mon ami Pierre Falardeau rendait l’âme, laissant un vide immense dans le cœur de ses proches, de ses amis et de milliers de Québécois et de Québécoises de toutes origines. Depuis, il nous manque cruellement. Chaque jour je pense à lui. En ce jour, en guise d’hommage, j’offre en primeur au lecteur le mot de l’éditeur qui accompagnera la publication dans quelques semaines du scénario du troisième film d’Elvis Gratton aux Éditions du Québécois.
Salut, mon frère. Jamais je ne t’oublierai.
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Trouver la faille
« Si le gros cinéma de fiction c’est l’artillerie lourde, nous, en vidéo, on se battait avec un douze coupé. Tu travailles avec ce que tu as et tu n’as pas le droit de ne pas te battre sous prétexte que tu as peu de moyens. Après, quand on est arrivés à faire du cinéma court métrage, on était rendus à la mitraillette. Puis avec le long métrage, on avait un canon. Par la suite, je suis arrivé à l’artillerie lourde avec le gros cinéma de fiction. Je vais sortir le troisième Gratton dans cent salles au Québec, cinq projections par jour. Là, c’est comme piloter un B-52…
Attendez le tapis de bombes!* »
Même dans l’armure la plus solide, il y a une faille. Suffit de savoir où planter la lame. Même dans la muraille la plus infranchissable, il y a une brèche. Suffit de savoir où poser la mine. Et d’avoir le courage d’allumer la mèche. Aucun système n’est infaillible.
Falardeau, qui était beaucoup plus animé d’espoir que certains ne le pensent, développait souvent cette analyse : on peut vaincre, envers et contre tout. Essayait-il de nous remonter le moral? Pas que. C’est davantage parce que l’histoire des peuples lui avait appris que tous les empires, tous les systèmes d’exploitation, de soumission, ont fini par s’effondrer un jour ou l’autre : les Romains, les Perses, l’empire napoléonien, la Russie des Tsars, l’Empire ottoman, les empires coloniaux, le nazisme, le Bloc de l’Est, etc. La liste serait interminable. À force de courage, d’intelligence et d’imagination, les peuples peuvent vaincre. Même avec des moyens parfois dérisoires. « Comme la fleur qui pousse dans la craque d’un mur de béton : le mur finira par s’effondrer », a un jour écrit Pierre. Magnifique métaphore. Mais aussitôt abattu, un système d’exploitation n’est-il pas remplacé par un autre? Peut-être. Souvent. Le combat pour la liberté est sans fin. Qu’importe, c’est le sens de la vie. Vivre libre ou mourir, voilà l’alternative pour tous les peuples depuis le début de l’humanité. Le peuple québécois devra faire son choix.
Falardeau était un combattant pour la liberté et l’indépendance des peuples et il a toujours refusé de capituler. Il était prêt à se battre à mort pour la libération du Québec. Avec rage. Avec humour. Souvent les deux. Avec les moyens du bord s’il le faut. Il nous convainquait : même quand les médias ne cessent de nous pousser à l’écrasement, même si on a peu de moyens, on peut trouver la faille, la brèche chez l’ennemi et passer à l’offensive. Falardeau était prêt à monter au front. Sans cesse. Il avait bien raison. Notre problème est notre manque d’imagination et de volonté. Arrêtons d’attendre les conditions gagnantes éternellement : soyons créatifs et passons à l’action. Frappons fort. Comme l’écrivait Miron, tirons à bout portant, partout et tout le temps. La comédie, le drame, le documentaire, les conférences, les entrevues, les livres… Falardeau avait bien des cordes à son arc. Quelle œuvre forte il nous laisse! Et comme il nous manque depuis son décès! Voilà quelqu’un qu’il nous faudrait bien aujourd’hui pour nous secouer dans notre marasme culturel et politique…
Avec Gratton XXX, Pierre Falardeau voulait passer à l’action bruyamment contre des institutions que peu osent attaquer, tremblant de peur : les médias. Pourtant, ce sont eux qui forment la pensée, qui formatent les esprits, qui imposent les mots. Comme disait Michel Chartrand (une phrase reprise par Falardeau dans Gratton XXX), nos médias ne font pas de l’information, mais de la formation. Pour nous embarrer à double tour dans le statu quo. Pour nous mettre un cadenas dans le cerveau, disait Falardeau. Comme dans Radio-Cadenas (dixit Godin, repris par Falardeau). Mais pas qu’à Radio-Cadenas, ailleurs aussi. Presque partout. À coup de quiz débiles, de talkshows insipides, de potins artistiques à cinq cennes, de téléjournaux Canada Approved, d’éditoriaux made in Sagard, les médias sont en grande partie responsables de notre léthargie politique. Et il faudrait se gêner? Il faudrait les ménager? Être plus « substil »? Non. Mon ami Falardeau allait frapper fort pour clore la trilogie des longs métrages grattonesques. Je suis très fier de lui : il a eu un courage rare dans notre société.
En effet, Falardeau ne s’est pas gêné dans ce Gratton. Il a attaqué de front l’info-divertissement débile et l’establishment politico-médiatique fédéraliste. Il a dénoncé crûment la convergence Parti libéral-Power Corporation-Radio-Canada, et surtout il a condamné et nommé ses serviteurs. Ses valets. Ses chiens la laisse au cou. Il n’a pas mis qu’une simple mine dans la brèche (ni de gants blancs). Il a mis toute sa colère, toute son indignation et toute sa créativité aussi pour causer le plus de dommage possible au mur de la bêtise entretenue, pour faire exploser la pompe à marde de toutes nos Télés-Égouts (et radios, et journaux, et magazines…). Que ses serviteurs se retrouvent jusqu’aux oreilles dans ce qu’ils nous servent jour après jour. Il a attaqué au B-52 et il a lancé son tapis de bombes. Boum! On n’allait pas lui pardonner.
Jamais cinéaste québécois ne se sera fait autant planter par la critique que Falardeau avec Gratton XXX. Tout y passa : le scénario, les décors, l’éclairage, les costumes, les maquillages… Un peu plus et on se fendait d’une critique gastronomique sur la cantine du tournage. Des critiques plus ridicules que le gros Gratton lui-même. Faut le faire. Sous prétexte d’une odieuse vulgarité falardienne (pour ces bonnes âmes), tout devenait merdique aux yeux de la critique. Falardeau avait mis le doigt sur un gros bobo et toute la classe médiatique tombait dans un déni complet. « Non, non, non, nos médias sont parfaitement neutres et objectifs! ». La vulgarité, disaient-ils?
La vulgarité, pour moi, c’est prétendre à l’objectivité quand on participe à la ligne éditoriale de Power Corporation ou de Radio-Cadenas. Pas les blasphèmes dans Gratton XXX. Être vulgaire, c’est plutôt se croire journaliste quand on n’est que la courroie de transmission des dépêches de la Presse Canadienne et de Associated Press. Non, mais! La vulgarité, c’est prétendre à la neutralité quand on se met au service des Desmarais ou de Martin Cauchon. Pas le gros Gratton qui chie dans ses culottes en camping. La vulgarité? Prétendre faire de l’information quand, plutôt que de parler de la situation néo-coloniale du Québec, de l’impérialisme américain en Amérique latine ou de l’occupation de la Palestine, on préfère inonder les ondes de shows de « veudettes » pour ensuite étendre cette merde dans tous les journaux et magazines que l’on possède. Ça, c’est vulgaire. Obscène. À vomir. Et mes excuses pour les très rares exceptions parmi nos journalistes. Certains essaient de faire quelque chose d’intelligent. Quelques-uns y parviennent. Mes hommages.
Falardeau, donc, s’est fait démolir par la critique avec Gratton XXX. Il a attaqué à coup de B-52. Seul au front, ou presque. Encore une fois. Ils ont répliqué à coup de bombe nucléaire. Ils savaient bien que peu de gens allaient défendre Falardeau. Qui veut se mettre à dos toute la classe médiatique? Cette situation honore d’autant plus les très rares personnes qui ont souligné la pertinence du travail de Pierre. Je m’attendais bien à retrouver Falardeau en petits morceaux…
Que non! Bien sûr, il a vécu une certaine déprime à l’époque. Il aurait aimé un meilleur sort pour son film. Oui, ce fut un coup dur. Mais il s’est relevé. Comme toujours, Falardeau ne s’est pas laissé abattre. Un exemple de courage et de détermination. Il est revenu à la charge avec un autre projet de film : Le Jardinier des Molson. Un film, cette fois un drame historique, qui allait brasser la cage encore. Et il s’attaquait une fois de plus à des institutions que peu osent dénoncer en ce pays : gouvernement fédéral, armée canadienne, famille Molson, et j’en passe. Il s’est heurté une énième fois à des refus dans les sociétés gouvernementales qui financent notre cinéma. Puis la maladie n’allait pas lui laisser le temps de se battre pour tourner ce film qu’il aurait bien fini par tourner et qui aurait sans aucun doute été marquant. Au moins, on a le scénario (Éditions du Québécois, 2012). Un beau coup de douze. Agir quand même, toujours, disait Falardeau…
Mais que dire pour présenter Gratton XXX sinon que ce film doit d’abord exister pour ceux qui veulent le comprendre? En fait, les auteurs des textes qui accompagnent ce scénario sauront mieux que moi vous le faire découvrir. Merci à Pauline, merci à Jules. Beaucoup. Un merci particulier à Manon Leriche pour tout son dévouement à l’œuvre de Pierre. Et pour tout le reste.
Pour ma part, je retiens de Gratton XXX, parmi mille choses, l’audace magnifique de mon ami Falardeau, la truculence des gags qui me tordent de rire, la dénonciation chirurgicale du système médiatique, l’analyse pertinente du pouvoir, les images fortes, le jeu génial (et je pèse mes mots) de Julien Poulin et la confiance de Pierre qui me demanda, à quelques semaines de sa mort, de publier un jour ce scénario aux Éditions du Québécois. Alors voilà. Merci Falardeau. Merci mon frère. Pour Gratton XXX, et pour tout le reste.
Et bonne lecture à tous.
Oui, nous trouverons les failles : nous vaincrons.
Pierre-Luc Bégin
*Québec libre, Éditions du Québécois, 2017, p. 101.