Chronique d’une volonté de puissance

Des contradictions sillonnent présentement les milieux progressistes québécois. Comme dans toute purge morale et politique, des têtes tombent au sein même du camp qui prend la purge en charge. L’humain étant ce qu’il est, il sera toujours incapable d’éliminer l’entièreté de ses aspérités sous le chiffon rigide d’une morale séraphique. Les donneurs de leçons morales ne sauraient y échapper. Que l’on ne s’étonne pas alors de voir les plus vertueux tomber en disgrâce. Bien au contraire, c’est dans la logique même de la morale de masquer l’acte de domination qui justifie cette même morale. Les gens qui appliquent la rectitude avec le plus de zèle sont justement ceux qui, très souvent, ont eux-mêmes le plus de démons à exorciser. Que l’on ne s’étonne pas non plus que les moralistes n’appliquent pas sur eux-mêmes leurs propres critères d’exemplarité avec la même mesure qu’ils appliquent à leurs ennemis. N’oublions jamais que la morale sert trop souvent d’instrument à des pulsions moins nobles.

Prenons trois cas d’espèce qui se sont rapidement succédés dans l’espace public, trois cas qui, joints ensemble, nous offrent le portrait d’une volonté de puissance qui ne dit pas son nom. Dans la même semaine : l’un des fondateurs et gestionnaires de contenu du journal satirique Le Revoir a été visé par des allégations d’agressions sexuelles, entraînant la fermeture du Revoir; la grande journaliste Pascale Nadeau se fait montrer la porte par Radio-Canada après plus de trente ans de loyaux services, du fait de plaintes anonymes; finalement, Valérie Plante réitère sa confiance à l’endroit de son candidat Will Prosper, malgré les manquements éthiques dont il a fait preuve durant sa brève carrière dans la GRC. Voyons ce que ces événements ont en commun.

Moralistes et volonté de puissance

Comme à toute drôle d’époque historique durant laquelle nos repères moraux et intellectuels semblent se désarticuler, il importe de se replonger dans nos grands classiques. Nietzsche nous offre ici un antidote amer. Sa philosophie, à l’époque où il la composa, arriva à point nommé, en nous rappelant une chose toute simple qui échappe généralement à l’humanité. Du fait de notre Raison et de la religion, nous oublions souvent que nous appartenons tous au règne animal. Nous sommes tous habité par une pulsion de vie héritée par la nature. Et cette pulsion de vie mène naturellement l’humain à la tentation d’une domination de son propre être sur la nature et sur autrui. C’est ce que Nietzsche nommait la «volonté de puissance».

La morale, elle, constitue un masque trompeur, parfait pour rendre légitime cette volonté de puissance en lui donnant une apparence autre. Avec la morale, la domination apparaît comme autre chose que de la pure puissance. Elle revêt alors le masque du juste et du bien. Mais ne nous trompons pas, la morale n’empêche pas la volonté de puissance d’advenir. Elle peut même l’alimenter et lui donner de la force. Sans tomber dans le nihilisme, il importe d’être suspect lorsqu’un humain impose brutalement et radicalement sa morale personnelle ou tribale. Il ne s’agit pas là de condamner la morale, seule façon civilisée de donner forme à nos pulsions, mais bien de condamner l’ardeur et la rectitude avec laquelle certains usent de morale. Les plus dogmatiquement vertueux appartiennent trop souvent à cette espèce d’êtres humains qui veulent dominer leur prochain et qui, par la morale, cachent de sombres desseins. Les gens à la vertu moins rigide, qui peuvent entrer en négociation morale, discuter avec l’autre et ainsi ouvrir le champ démocratique constituent au contraire le genre d’individu qui entretient un rapport plus apaisé avec son prochain.

Voilà ce qui peut alors sembler contradictoire, mais qui n’en demeure pas moins vrai : une trop grande vertu morale signifie dans bien des cas un monde de vices que l’on dissémine par la bande, en portant un masque de moraliste. En d’autres mots, les plus vertueux sont souvent les moins vertueux. Un cas exemplaire bien connu de notre peuple : l’Église catholique comme haut lieu de purisme moral à travers lequel un nombre important d’individus non recommandables agirent pourtant le plus en contravention des principes même qu’ils défendaient. Le catholicisme canadien-français emprunta par moments cette voie, lorsqu’il s’afféra à maltraiter une partie des orphelins canadiens-français que ses institutions avaient à leur charge ou parmi les congrégations, dépourvues de puissance supérieure dans un Canada-français asservi, qui collaborèrent avec les autorités coloniales du Canada anglais instigatrices du génocide culturel des populations autochtones.

Ce masque trompeur de la morale s’applique à toute personne ou groupe tenté par la rectitude, le camp progressiste compris. En fait, la rectitude devrait rendre suspect ceux qui la font leur quant à leur probité morale et aux motifs de leurs actions. Ceux qui prêchent le plus la bonne foi trouvent là un moyen d’assouvir une domination qui autrement s’affirmerait avec plus de difficultés. Le masque de la morale peut même venir camoufler de grands vices qui habitent les prêcheurs et leur créer une barrière de protection leur permettant de mieux assouvir certains penchants inavoués. Par projection, ils en viennent à vouloir détruire leurs propres vices qu’ils perçoivent chez les autres. C’est le cas classique du prêcheur religieux exigeant une pureté des mœurs sexuelles, mais qui dans la sphère privée commet toutes sortes de sévices sexuelles. Dans l’actualité des dernières années, le cas de l’islamologue Tariq Ramadan nous rappelle cette ritournelle de l’agir humain. Prêcheur des bonnes mœurs musulmanes en matière de vie conjugale, Ramadan sera finalement accusé par de nombreuses femmes d’avoir abusé de son rôle de guide religieux de façon à plus facilement les agresser et les contrôler.

Ainsi en est-il, par moments, du mouvement féministe et du progressisme. Il est inévitable que certains des plus puristes des moralistes tombent de très haut en commettant exactement ce qu’ils pourfendent avec tant de forces chez les autres. Pensons, par exemple, au sénateur démocrate Andrew Cuomo qui, après avoir longuement appuyé le mouvement metoo, est rattrapé par des scandales d’inconduites sexuelles, ou bien aux féministes Asia Argento et Avita Ronell accusées d’harcèlement ou d’agressions sexuels.1 Les dénonciations qui se sont multipliées dans le microcosme de la gauche radicale québécoise suivent cette tendance. Avec le journal satirique LeRevoir, Marc Surprenant Desjardins s’offrait une tribune à lui et son équipe dans laquelle il traquait avec zèle et un certain talent pour l’humour tout ce que la théorie intersectionnelle recoupe comme «oppression», à coups de médisances, de dénigrement, de calomnie et de logique inquisitoire numérique. Et voilà que le jet d’eau de fausse sceptique lui revient en plein visage, suite à la dénonciation anonyme d’agressions sexuelles qu’il aurait commis, à l’image des campagnes de dénonciations encouragées il y a peu par le Revoir lui-même.

Ces cas de figures sont de moins en moins marginaux. Julien Villeneuve, alias Anarchopanda, l’une des plus grandes figures du mouvement étudiant du début des années 2010, faisait partie de ses moralistes progressistes dont le militantisme a fini par consister en un nettoyage social de tous les «ismes» ou phobies imaginables. Sa trajectoire de prêcheur moral allait brusquement s’achever le jour où il allait être révélé, toujours selon la logique militante qu’il a lui-même promu, qu’à l’aube de ses quarante ans, cet enseignant au Cégep aurait agressé sexuellement une jeune adolescente militante qu’il avait manipulée et saoulée, cas exemplaire de «grooming». C’est typique d’une moralité appliquée avec zèle. Les moralistes purs existent, mais ils sont rares. La volonté de dominer que cache une morale exacerbée est rarement animée par de nobles sentiments. Face à un prêtre de tout acabit, religieux comme laïc, les gens de gauche ne devraient pas trop se surprendre de ce genre de révélation. Penser que les zélotes de leur camp sont immunisés contre ces faux pas, qu’ils ne sont pas faits du même bois que les épiscopats adverses, c’est commettre l’erreur de penser que leur morale est si pure qu’elle les fait sortir de l’humanité ordinaire et, surtout, de ses errements.

«Ok, boomer»

Toutes ces réflexions nous ramènent au cas de l’exclusion de Pascale Nadeau du service public. Il est symptomatique d’une tendance générale de changement de garde idéologique et morale, mais surtout sociologique. Cette tendance porte à une volonté de puissance générationnelle qui ne dit pas son nom. Le cas de Nadeau n’est pas le plus exemplaire, du fait, qu’au fil des révélations sur cette affaire, il pourrait s’agir d’un simple cas de climat de travail toxique. Il y aurait beaucoup plus à dire, par exemple, sur le cas de la journaliste vedette anglo-canadienne Wendy Mesley qui, après avoir cité le livre Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallière et avoir rapporté à titre de professionnelle de l’information les propos d’un individu contenant le mot Voldemort, perdit son emploi et fut soumise à un rituel public d’autodénigrement. Si la mise au ban de Pascale Nadeau constitue un cas moins flagrant et beaucoup moins teinté idéologiquement, il demeure pertinent pour deux raisons.

Premièrement, la méthode. Peu importe ce que l’on peut penser des allégations à son endroit, comme quoi Pascale Nadeau aurait érigé un milieu de travail délétère, les motifs de son exclusion ne reposent sur le moment que sur des dénonciations anonymes de tierce-personnes, sans que Radio-Canada n’ait ouvert officiellement d’enquête interne et qu’elle n’ait adéquatement informé la principale intéressée des motifs justifiant un tel traitement. Au grand dam de ces plus proches collaborateurs qui peinent à comprendre ce qui se déroule sous leurs yeux, l’on efface, pour des soupçons somme toute fragiles, trente ans de journalisme de qualité en phase avec la postérité de son père, le grand Pierre Nadeau. À l’image de l’inquisition des médias sociaux, qui dépasse les camps idéologiques, le procédé ressemble drôlement à celui employé par maints progressistes milléniaux qui, grâce à cette machine de guerre numérique, imposent une domination n’ayant aucune commune mesure avec leur poids démographique. La puissance exercée est d’autant plus démesurée qu’il n’est absolument pas certain qu’elle fasse l’unanimité parmi les milléniaux et la génération Z. Cette manière de faire est en phase avec une transformation des champs sociologiques, de plus en plus policés, hermétiques et idéologiquement formatés, véritables safe spaces dans lesquels le moindre faux pas peu vouer à la mort sociale. Le monde des médias est à l’avant-garde de cette tendance.

Deuxièmement, la cible. De plus en plus, l’on purge de l’espace public certaines figures jugées désuètes par les tenants du progrès social. Les jeunes générations regardent avec de plus en plus de dédain les personnalités publiques d’un certain âge et dont le profil ne correspond pas à la façon dont une part d’entre elles se représente un certain monde «diversifié». Pascale Nadeau est une femme forte, de pouvoir, mais elle a atteint la soixantaine d’années et c’est une petite-bourgeoise blanche. La dynamique actuelle tend à faire de la place pour du sang neuf, le plus possible dans la même veine idéologique. Télé-Québec met alors fin à la très appréciée émission de débats que fut Les francs-tireurs. Les liens contractuels sont rompus entre Radio-Canada et Stéphane Bureau, rare journaliste radio-canadien à s’opposer au politiquement correct et à inviter des intellectuels non progressistes comme Mathieu Bock-Côté ou Michel Onfray. Il ne suffit que d’une gaffe ou d’une contrainte administrative servant de justificatif, et on passe à la trappe. Difficile de ne pas y voir là une certaine cohérence dans l’action.

Si la pensée intersectionnelle n’est pas attribuable à l’entièreté d’une génération et même si certaines personnes plus âgées s’y plient, il demeure indéniable que sa forme actuelle et sa radicalisation est la conséquence d’une génération milléniale qui lentement s’installe dans certaines sphères de pouvoir. C’est au fond un processus naturel. Chaque génération est habitée par une pulsion la portant à se déployer en puissance, à déconstruire une part du legs qui lui est transmis et à finalement dépasser la génération précédente. L’histoire des sociétés saines concerne celles qui laissent suffisamment d’espace à cet élan de la jeunesse pour que la société ne se sclérose pas et qu’elle puisse accoucher du monde de demain. Du même coup, les sociétés saines ne laissent pas non plus ce souffle arracher de terre la pousse qui fait germer la culture et qui empêche les peuples d’imploser.

La grande mystification milléniale est de faire passer cette volonté de puissance, naturelle à toute génération, pour autre chose que ce qu’elle est. On lui donne le masque d’une l’idéologie, d’un éveil devant la misère du monde que les autres générations étaient trop sottes ou trop engluées d’oppressions et de «privilèges» pour constater. À partir de ce moment, tout devient possible, et il n’y a alors plus de limites à la force avec laquelle l’on tente de faire advenir cette pulsion. L’on tente ainsi de déconstruire et de transformer l’entièreté du monde visible.

Le repoussoir ultime réside dans la plus puissante des générations ayant précédé les milléniaux : les baby-boomers. L’état d’esprit du «Ok, boomers» sert en fait à balayer tout ce qui existerait de «réactionnaire» dans l’ancien monde, chez la génération X compris. On attribue à l’univers mental de cette génération maudite la majorité des maux contemporains : la mise en place du capitalisme globalisé, la croissance fulgurante des inégalités économiques, la crise de l’immobilier, l’explosion du coût de la vie, l’endettement collectif, le consumérisme de masse, le gaspillage de masse, l’abandon d’idéaux de jeunesse qui auraient pu façonner un autre monde, la perpétuation du racisme systémique et, bien sûr, la crise climatique. Un bel alibi pour se radicaliser.

Transformer cette pulsion en mission quasi mystique léguée par l’Histoire, c’est encore se sortir de l’humanité. C’est se fondre dans l’illusion d’appartenir à une espèce distincte qui ne fait pas de faux pas, qui n’a que du beau et du noble à léguer au monde de demain. C’est se démarquer absurdement de nos prédécesseurs en s’imaginant être différents, alors que les jeunes générations ne sont ni pires ni meilleures que les précédentes. La différence, c’est qu’elles font face à des problèmes qui leur sont distincts et qu’elles ont leur façon à elles de les interpréter. La certitude de faire assurément moins pire qu’une génération qui lui ressemble pourtant énormément dans sa façon d’imposer la force de ses convictions est un drôle de fantasme, surtout à l’aune de l’immensité de la tâche qui s’impose.

Les milléniaux pensent-ils vraiment qu’ils auront le génie immaculé leur permettant de magiquement résoudre la plus grande crise du siècle qu’est le changement climatique? Que le défi technique, politique, moral et culturel que la crise suppose ne les mènera pas à des errements? Ne pensent-ils pas que la rigidité morale que plusieurs d’entre eux imposent ne fondera pas une société étouffante que les générations futures voudront détruire? Que diront les gens de demain lorsqu’ils constateront que plusieurs progressistes étaient si préoccupées à ne pas paraître pour d’odieux oppresseurs «islamophobes» des nouveaux damnées de la terre qu’ils ne luttèrent que tièdement contre l’idéologie islamiste? Qu’adviendra-t-il de l’inévitable combat contre la Chine? À quoi ressemblera le monde si les milléniaux et les z laissent tranquillement la tyrannie numérique définir nos existences? Et au Québec, que pensera-t-on à l’idée qu’au moment où le fait français commençait lentement à s’éteindre, les vertueux vouaient leurs énergies à traiter de racistes et à nuire à ceux qui portait le plus haut le combat pour la survie linguistique? Les milléniaux ne pensent-ils pas, eux non plus, qu’ils n’auront pas envie de profiter de la vie? Qu’ils n’abandonneront pas eux aussi certains combats? Et que sera leur réaction lorsque l’on regardera en arrière, prêt à vomir, en leur lançant un «ok, millénial»?

La morale face aux contradictions pratiques

Par l’entrecroisement des générations et la complexité de la vie qui se dresse toujours devant nous, cette moralisation radicale d’une pulsion de puissance ne saurait se faire sans heurts. Il arrivera toujours des moments où la morale entrera en contradiction avec les contraintes pratiques à travers lesquelles la volonté de puissance se déploie. C’est alors que la pulsion initiale se dévoile, qu’elle apparaît pour ce qu’elle est. Le masque de la morale est alors moins efficace.

Le cas de la candidature de Will Prosper en est un parmi tant d’autres. Les progressistes montréalais de Projet Montréal s’étaient trouvé une candidature exemplaire selon les principes qu’ils défendent. Mais voilà que Prosper a commis une faute grave qui laisse planer le doute selon lequel il aurait pu laisser couler de l’information au crime organisé dans une affaire de meurtre, alors qu’il était policier. Pour un représentant du peuple, c’est le genre d’incartade qui passe mal, surtout pour un militant dont le travail consiste en grande partie sur la critique des parts d’ombre de la police et sur l’éventualité d’une réactualisation drastique du financement de cette institution. Le choix est ici déchirant : soit les progressistes se plient à ce que leur moralité habituellement rigide leur dicte, et qu’ils abandonnent Prosper, soit ils assument la contradiction et ainsi leur pleine volonté de puissance pour ce qu’elle est, sans les apparats de la morale. L’essentiel serait alors de triompher politiquement.

Une alternative à ce dilemme est difficile à concrétiser, du fait, qu’en d’autres circonstances, cette moralité progressiste à géométrie variable s’appliquerait subitement avec un certain zèle. Peut-on imaginer les gens de gauche hausser simplement les épaules si un candidat de droite, issu des rangs de la police, avait commis le même type de faute? C’est une hypocrisie difficile à supporter pour les non-initiés. Cette hypocrisie rappelle drôlement la situation dans laquelle Québec solidaire (QS) s’était empêtré lorsque son Collectif antiraciste et décolonial (CAD) accusait le conseil national du parti de «racisme systémique» avec le même zèle que QS applique normalement lui-même à ses adversaires. Magiquement, le congrès de QS pouvait bâillonner le CAD sans qu’on l’accuse de racisme. Il est facile d’imaginer ce que ce même Conseil national aurait pensé d’un autre parti s’étant trouvé dans une situation similaire.

Il y a certes une voie de sortie. C’est celle de considérer l’humain dans toutes ses imperfections et d’atténuer ses propres ardeurs morales. Après tout, Will Prosper ne se réduit pas à l’erreur qu’il a commise il y a 22 ans. C’est un homme qui s’est dévoué tout le restant de sa vie pour sa communauté. Et la tragédie de toute cette histoire, c’est, qu’en ajoutant à ce contexte l’exclusion d’Ali Nestor comme conseiller politique auprès de Denis Coderre, du fait d’un cas allégué de violence conjugale, un homme qui a tant fait pour sortir un nombre important de jeunes issus des minorités de la misère sociale et du crime organisé, qu’une multitude de déshérités de Montréal-nord dépourvus de puissance n’aient, pour une énième fois, pas voix au chapitre. Mais si l’on peut comprendre que certains progressistes acceptent une telle malléabilité morale, il n’est pas acceptable que cette nuance ne s’applique qu’à eux. L’on ne peut pas, d’une main, soumettre à l’ostracisme social quiconque dérape un tant soit peu sur le plan sémantique et, de l’autre, tolérer les gestes passés de Prosper.

Il est évidemment possible d’éliminer la contradiction, tout en demeurant dans le champ de la pureté morale. Il faut alors choisir la radicalisation idéologique. Mais c’est là se confiner au delirium d’une secte. L’on peut ainsi affirmer, comme le chercheur pour l’Iris Guillaume Hébert, que la mise au pas de Prosper de la profession de policier est probablement le fruit d’un climat de travail gangrené par un racisme systémique dont Prosper aurait été victime à l’époque. L’on peut aussi accuser les trop fortes critiques à l’endroit de cet homme noir qui se tient debout d’ainsi contribuer au «racisme systémique». L’aveuglement idéologique fait alors oublier que la police a probablement rendu une fleur à Prosper en ne le congédiant pas et en excluant d’ouvrir une enquête sérieuse à l’interne. Et ce qui, dans cette révélation d’informations confidentielles, relève d’une fuite au sein d’une institution opaque, ce que la gauche normalement applaudi, se transforme tout à coup en « (…) interventions directes et frauduleuses de policiers en politique active».2 Il est même possible d’aller encore plus loin dans la fuite idéologique. Il s’suffit de faire comme le CAD, et de composer une ode sauce maoïste en l’honneur d’un Will Prosper transformé en messie. Prosper devient alors un «homme baobab», héritier de Thomas Sankara, Frantz Fanon, Malcolm X, Martin Luther King et Nelson Mandela, rien de moins.3

Si la frange progressiste des jeunes générations persiste à radicaliser sa volonté de puissance, sans soucis de probité ou de cohérence, que l’on ne s’étonne pas que le combat politique se brutalise. Une fois que l’on s’essuie les pieds sur la civilité et que l’on jette les gants, tout devient permis. Tout est mis à nu. C’est alors puissance contre puissance. Et que les progressistes milléniaux ne pensent pas que c’est à leur avantage. À ce petit jeu, ils n’ont ni l’avantage démographique ni l’ascendant moral sur une majorité qui les rejette. Qu’ils ne s’étonnent pas que des politiciens cyniques détruisent leurs militants, comme c’est le cas de Denis Coderre qui tente vicieusement d’associer Prosper à une «taupe». Qu’ils ne se surprennent pas non plus si les chroniqueurs du journal le plus lu du Québec se mettent en meute pour les neutraliser. Qu’ils ne fassent pas les offensés lorsque la masse du peuple rejette ses partis politiques. Et, surtout, que les plus radicaux d’entre eux gardent bien en tête que, lorsque la paix civile n’est plus possible, tout devient très laid, et cette laideur a toutes les chances de leur éclater en plein visage. Dans ces circonstances, le Québec, aussi paisible et pacifique qu’il puisse être, n’est pas fondamentalement différent d’un autre peuple. Il peut lui aussi sortir la matraque, comme durant un certain Printemps érable.

Léandre St-Laurent


NOTES

1 Sonya Faure, «Violences sexuelles : ces affaires qui dégenrent #metoo», Libération, 24 août 2018.
2 Il suffit de consulter la publication de Guillaume Hébert sur sa page facebook
3 Voir le «poème» diffusé par le CAD

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